presque

Tu attends, tu espères. Les chiens se sont attachés à toi, et aussi les serveuses, les garçons de café, les ouvreuses, les caissières des cinémas, les marchands de journaux, les receveurs d’autobus, les invalides qui veillent sur les salles désertées des musées. Tu peux parler sans crainte, ils te répondront chaque fois d’une voix égale. Leurs visages maintenant te sont familiers. Ils t’identifient, ils te reconnaissent. Ils ne savent pas que ces simples saluts, ces seuls sourires, ces signes de tête indifférents sont tout ce qui chaque jour te sauve, toi qui, toute la journée, les a attendus, comme s’ils étaient la récompense d’un fait glorieux dont tu ne pourrais parler, mais qu’ils devineraient presque.

Georges Perec, Un homme qui dort, Denoël, p. 119.

David Farreny, 4 oct. 2005
anuitée

Les rues exhalaient, dès onze heures, l’odeur de goudron fondu et de pierre cuite qui enferme, pour moi, le souvenir de ces heures où il semblait qu’on eût changé de latitude. La ligne des collines, autour de l’agglomération, se mettait à ondoyer. Le ciel pâlissait. À midi, tous les volets étaient rabattus, comme si l’obscurité était retombée, qu’on eût regardé un négatif grandeur nature de la ville anuitée. On ne voyait plus personne. Les martinets, dont les cris démesurément filés, suraigus, exaltés tissent un dais sonore par-dessus les toits, se taisaient. Le soleil imposait un silence despotique, presque inquiet.

Pierre Bergounioux, François, François Janaud, pp. 64-65.

David Farreny, 26 oct. 2005
tribunal

Je ne sais plus ce que c’est que le temps libre ni la paix. Toujours une grande voix sévère me rappelle combien je suis ignorant et que je vais mourir, qu’il ferait beau voir que je sois un instant sans chercher à comprendre ce qui s’est passé avant que tout finisse. Le tribunal siège en permanence.

Pierre Bergounioux, « lundi 28 janvier 1985 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 372.

Élisabeth Mazeron, 12 nov. 2008
zigomars

Ces zigomars – les auteurs – font en définitive ce qu’ils veulent avec nous ; soit qu’ils nous vantent les conséquences bienfaisantes d’une consommation régulière de Sanella ; soit qu’ils nous rendent incapables de bégayer autre chose que leurs formules, constructions, locutions. […] je suis allé dans les marais de l’Ems – mon Dieu, quel pays ! : impossible de communiquer avec les habitants autrement que par signes ; on n’y a jamais les pieds au sec ; et la pluie, qui pleut toute la sainte journée – et cela uniquement parce qu’un auteur y avait situé des scènes d’amour ; des scènes d’amour ! : l’air s’y répandait soi-disant saturé de chaleurs, comme du verre en fusion ; et les filles y prenaient spontanément des poses qu’on ne rencontre d’ordinaire que dans les Mille et une nuits – – : Je ne veux plus lire ! !

Arno Schmidt, « Que dois-je faire ? », Histoires, Tristram, p. 77.

Cécile Carret, 22 nov. 2009
moi

Je m’efforçais donc, ramassant en moi toute la tension de ma volonté et toute la puissance de mes muscles, de me porter en avant vers quelque chose. Mais cette direction du désir, créatrice de l’avant et de l’arrière, de l’avenir et du passé, échouait ici avant même d’être entrée dans la voie de son expression. En avant ne signifiait proprement rien. Vers quelque chose était, en soi-même, inconcevable. Ce qu’il y avait, c’était moi, tout seul et sans raison — une pure capacité de crier et de tomber, de crier en tombant. Mais j’étais, en vérité, muet et immobile.

Claude Louis-Combet, Blanc, Fata Morgana, p. 31.

Élisabeth Mazeron, 6 mars 2010
automne

Le sentier venait de sortir à ciel ouvert et de retrouver le bord du lac, la lumière grise de la surface. Dans l’eau, les pentes de la montagne s’emboîtaient dans leur propre reflet comme dans un jeu de construction merveilleux qui faisait hésiter sur le niveau réel de la surface. Le ciel, d’un gris très clair, semblait collé au fond comme une lentille. Tout en bas de ce retournement vertigineux, on voyait l’antenne de la station de transmission qui permettait aux habitants de l’Altefrau de bénéficier de la télévision et qui arrosait les vallées et les zones montagneuses.

Il y avait un silence énorme, une humidité froide. Des nuages fins comme une gaze salie recouvraient les sommets. On sentait à l’œuvre cette immobilité du temps propre à l’automne, ce pourrissement propre à l’automne, les plantes s’exténuant doucement sous la roche.

Dominique Barbéris, Beau Rivage, Gallimard, p. 70.

David Farreny, 16 août 2010
statue

F. a annoncé son arrivée par quelques lignes. Je ne la saisis pas, elle est extraordinaire, ou plutôt, je la saisis, mais je ne peux pas la tenir. Je cours autour d’elle en aboyant comme un chien nerveux autour d’une statue, ou encore, pour montrer l’image contraire, tout aussi vraie : je la regarde comme l’animal empaillé contemple l’être humain vivant paisiblement dans sa chambre. Demi-vérités, millièmes de vérités. Seul est vrai le fait que F. viendra probablement.

Franz Kafka, « Lettre à Max Brod (mi-septembre 1917) », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 796.

David Farreny, 29 juin 2014
y

Étrange lieu que la solitude – sans issue lorsque l’on s’y trouve ; sans accès lorsque l’on n’y est pas.

Éric Chevillard, « jeudi 13 juin 2013 », L’autofictif. 🔗

Cécile Carret, 12 sept. 2014

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