empalés

Ces bouffons lamentables et ces polichinelles humanitaires (il paraît qu’avant même d’expédier Kouchner au Kosovo, on a envoyé des clowns dans les camps de réfugiés ; et ce qui est invraisemblable c’est qu’ils n’aient pas été empalés dès leur arrivée) envahissent comme de juste l’espace malade du nouveau monde, seul et dernier théâtre où ils ont encore une petite chance, avec leurs gaudrioles morbides, de déchaîner le rire jaune des têtes de mort ; et de voir des squelettes se tenir les côtes. Si tu ne viens pas aux rigolos, les rigolos viendront à toi ; même sous perfusion.

Philippe Muray, Après l’histoire, Les Belles Lettres, p. 448.

David Farreny, 20 mars 2002
nihiliste

Le nihiliste n’est pas celui qui ne croit à rien, mais celui qui ne croit pas à ce qui est.

Albert Camus, L’homme révolté (2), Gallimard.

David Farreny, 22 mars 2002
saigne

Il y a un âge où on ne rencontre plus la vie mais le temps. On cesse de voir la vie vivre. On voit le temps qui est en train de dévorer la vie toute crue. Alors le cœur se serre. On se tient à des morceaux de bois pour voir encore un peu le spectacle qui saigne d’un bout à l’autre du monde et pour ne pas y tomber.

Pascal Quignard, Terrasse à Rome, Gallimard, p. 139.

Élisabeth Mazeron, 14 déc. 2003
drap

On voudrait repousser soi comme on repousse un drap. On voudrait crever sa peau et glisser comme un poisson dans la lumière. On voudrait un temps unique qui ne sépare de rien. Qui nous a mis ça en tête ? On voudrait nager tout entier dans le corps d’une femme, pour ne plus penser. Qui nous a mis ça en tête ? On voudrait mille autres choses de moindre importance, pour tuer l’orgueil démesuré. On ne voudrait plus attendre, s’affaler sur l’autre rive où miroite sous la frondaison un sable blond comme miel. Qui nous a mis ça en tête ? On voudrait ce que des milliards d’hommes n’ont pas même osé rêver. Par misère ou par pudeur.

Jean-Pierre Georges, Aucun rôle dans l’espèce, Tarabuste, p. 95.

Élisabeth Mazeron, 28 juin 2006
consentir

Il étendit ses jambes devant lui, le plus loin qu’il put ; et si limité qu’il fût, leur déplacement lui parut interminable. À ce moment-là, le bruit de l’avenue était si fort qu’il n’entendit pas le raclement de ses semelles sur le sable ; et ce fut comme si, la dernière preuve de son existence matérielle lui ayant été retirée, il avait enfin trouvé la clef du passage et de la révélation. Il se sentit soudain soulagé, pardonné, absous ; tout était bien, il s’agissait seulement de consentir. Cette idée le transporta : il lui sembla qu’elle seule était encore capable de mobiliser ses forces déclinantes. Ses yeux se fermèrent, de nouveau, mais sur une lumière douce, accueillante, comme celle d’un matin d’été filtrant à travers des volets qu’on tarde paresseusement à ouvrir. Le fracas de la ville le traversait de part en part, et il n’y faisait pas d’obstacle ; la fraîcheur de l’air vif tendait la peau de son front, celle de ses joues, son menton. Il le devinait, une part de lui-même était déjà prête à s’associer au grand emportement des choses, à leur dérive, à la dispersion environnante. Il sentit même qu’il s’efforçait d’en percevoir la direction afin de s’y joindre, mais il n’y parvenait pas bien. À peine sorti de lui, son élan retombait sans force ou plutôt se figeait à son contour comme une buée tiède.

Danièle Sallenave, Un printemps froid, P.O.L., p. 63.

Élisabeth Mazeron, 26 fév. 2007
illimitée

Nous étions débordés par le temps des choses. Un équilibre tenu longtemps entre leur attente et leur apparition, entre la privation et l’obtention, était rompu. La nouveauté ne suscitait plus de diatribe ni d’enthousiasme, elle ne hantait plus l’imaginaire. C’était le cadre normal de la vie. Le concept même de nouveau disparaîtrait peut-être, comme déjà presque celui de progrès, nous y étions condamnés. La possibilité illimitée de tout s’entrevoyait.

Annie Ernaux, Les années, Gallimard, p. 220.

Élisabeth Mazeron, 23 mai 2008
résonance

Claudette, qui travaillait au laboratoire où elle avait table, crayon et papier, entreprend de réécrire Le malade imaginaire, de mémoire. Le premier acte achevé, les répétitions commencent.

J’écris cela comme si ça avait été aussi simple. On a beau avoir une pièce bien en tête, en voir et en entendre les personnages, c’est une tâche difficile à qui relève du typhus, est constamment habité par la faim. Celles qui pouvaient aidaient. Une réplique était souvent la victoire d’une journée. […] L’émulation jouait aussi, et la fierté. Il s’agissait de montrer aux Polonaises, avec qui nous étions, et qui chantaient si bien, de quoi nous étions capables.

Chaque soir, battant la semelle et battant des bras – c’était en décembre – nous répétions. Dans l’obscurité, une intonation juste prenait une étrange résonance.

Charlotte Delbo, Auschwitz et après (2), Minuit, p. 91.

Cécile Carret, 27 août 2009
stupeur

48. Choses qui frappent de stupeur

En nettoyant un peigne, on est arrêté par quelque chose, et il se brise.

La voiture dans laquelle on se trouve est renversée ! On pensait qu’une machine aussi lourde, bien établie sur ses roues écartées, resterait toujours debout, et tout à coup on croit rêver ; on se demande, avec stupéfaction, comment la chose a pu se faire.

Quelqu’un, enfant ou adulte, dit sans précaution, en présence d’une certaine personne, des choses dont il devrait éviter, par respect, de parler devant elle.

On a, toute la nuit, attendu un ami qui, pensait-on, devait sûrement venir. À l’aube, on oublie un moment cet homme, on s’endort ; mais tout près, un corbeau croasse : « kô », et l’on se réveille brusquement. Le jour est venu. On est frappé de stupeur.

Sei Shônagon, Notes de chevet, Gallimard, p. 137.

David Farreny, 12 avr. 2011
regarde

Tout en l’écoutant me répondre, je l’ai observé, poser des questions est le meilleur moyen pour ça, me disais-je, parce que pendant ce temps-là les gens ne se doutent de rien, ils pensent qu’on les écoute et pas du tout, on les regarde, le visage, surtout, la bouche en mouvement, les expressions, l’allure […].

Christian Oster, Rouler, L’Olivier, p. 138.

Cécile Carret, 30 sept. 2011
reste

Pas d’angoisse du temps dans la cloche de Saint-Joseph : elle sonne ses heures lentement, dignement, mécaniquement, comme elle l’a toujours fait depuis qu’elle est cloche dans cet Anjou qui ne les a pas fait taire, même la nuit. Reste rural d’un temps où tout le monde n’avait pas de montre ? Reste baudelairien, en tout cas, sur le plan sonore, alors que la ville a changé « plus vite que le cœur d’un mortel ».

Antoine Émaz, Cuisine, publie.net, p. 129.

Cécile Carret, 2 fév. 2012
dictée

Pour ce qui est du genre, mon désir, s’affinant et se précisant au fur et à mesure que les choses avançaient, aura finalement été celui de parvenir à un livre composite, embrayant différentes vitesses d’écriture, tenant par certains côtés de l’essai et par d’autres du journal de bord, du récit et de l’embardée, voire, épisodiquement, du poème en prose, tout ce qu’on voudra mais en tout cas tendu par une injonction plus brutale – non pas le réalisme bien sûr, plus personne n’y croit, mais le désir que la forme verbale, quel que soit par ailleurs son travail, réponde le plus exactement possible à une dictée extérieure venant des choses rencontrées, le modèle, non verbal, étant ici celui de la photographie et de sa teneur indicielle, le petit écran baladeur des appareils numériques étant compris dans le lot. Tatouage mobile ou mue qui est quand même pour l’écriture un défi, car sous les mots le piège qui se tend toujours, via la linéarité induite par l’articulation du sens, est celui d’une involontaire refondation rhétorique.

Jean-Christophe Bailly, Le dépaysement. Voyages en France, Seuil, p. 14.

Cécile Carret, 15 déc. 2012
pourtant

Le temps est irréversible et pourtant je m’approche de ce qui m’a précédé.

Richard Millet, Petit éloge d’un solitaire, Gallimard, p. 17.

David Farreny, 25 août 2013
damnatio

Je traîne en attendant l’heure dans le premier hall à droite, dans la gare d’Austerlitz. Au-dessus des grandes portes aux arcades monumentales, comme une épigraphe romaine ayant subi la damnatio, les larges inscriptions BUFFET, BAGAGES ont été effacées dans la pierre. Comme une suite à la fermeture des petites gares dans les campagnes.

Emmanuelle Guattari, Ciels de Loire, Mercure de France, p. 129.

Cécile Carret, 26 sept. 2013
vin

La Providence, pensa-t-il, ne peut à ce point se jouer d’un homme.

Il s’installa dans cette idée, il en fit amèrement le tour. Il y goûta une sorte de satisfaction, un réconfort aride, comme les enfants qu’on a punis en ne leur ouvrant pas la porte et qui au lieu de s’abriter restent sous la pluie avec des yeux ivres, sautent à pieds joints dans les flaques, se crottent en pleurant, et leurs larmes alors sont du vin. Il se vit dans ce petit enfant ne méritant pas un tel sort et s’en exaltant.

Pierre Michon, « Fie-toi à ce signe », Maîtres et serviteurs, Verdier, p. 104.

David Farreny, 26 fév. 2014

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