Cet inapaisable hurlement, des heures, des jours durant, que rien, qu’aucune menace, aucun pourparler n’arrêteront. Ce hurlement sans fin, ce hurlement spécial du vent par vagues et par reprises et damnés crescendos nous provoque, nous oblige nous-mêmes à hurler.
Si encore il y avait une raison, mais impossible d’en trouver une. Cette machine à nous coudre à des fous qui courent et qu’on ne voit pas est la plus haïssable qui soit.
Henri Michaux, « Passages », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 300.
Depuis quand en va-t-il ainsi ? Depuis toujours ? Je ne sais rien de tout cela, qu’une simple amicale conversation pourrait éclairer en un tournemain ; mais précisément, tout est enveloppé de secret, de mystère, je n’ose pas poser de questions, nous nous sommes embourbés depuis des années dans tout un marais de pudeurs, de prudences, de discrétions sans cause qui empêchent entre nous toute intimité véritable. Je déteste le secret, qui me semble au monde ce qu’il y a de plus vain, de plus contraire en tout cas à la confiante étroitesse du commerce entre les êtres.
Renaud Camus, Aguets. Journal 1988, P.O.L., p. 324.
Recensement ininterrompu
reprenons
le toit l’arbre
le ciel le toit
l’arbre le ciel
tous mes possibles
rentrez vite
la vie vous mangerait
j’attends la neige
qui prouve le miracle
mais l’été est bref
comme un coït
et l’hiver ne chatoie
que dans un très vieux
livre imprimé
chez Mame
Jean-Pierre Georges, Passez nuages, Multiples, p. 25.
Tu lisais des dictionnaires comme d’autres lisent des romans. Chaque entrée est un personnage, disais-tu, que l’on peut retrouver dans une autre rubrique. Les actions, multiples, se construisent au fil de la lecture aléatoire. Selon l’ordre, l’histoire change. Un dictionnaire ressemble plus au monde qu’un roman, car le monde n’est pas une suite cohérente d’actions, mais une constellation de choses perçues. On le regarde, des objets sans rapport s’assemblent, et la proximité géographique leur donne un sens. Si les événements se suivent, on croit que c’est une histoire. Mais dans un dictionnaire, le temps n’existe pas : ABC n’est ni plus ni moins chronologique que BCA. Décrire ta vie dans l’ordre serait absurde : je me souviens de toi au hasard. Mon cerveau te ressuscite par détails aléatoires, comme on pioche des billes dans un sac.
Édouard Levé, Suicide, P.O.L., p. 39.
Au demeurant, on n’eschappe pas à la philosophie, pour faire valoir outre mesure l’aspreté des douleurs et l’humaine foiblesse. Car on la contraint de se rejetter à ces invincibles repliques : s’il est mauvais de vivre en nécessité, au moins de vivre en nécessité, il n’est aucune nécessité.
Nul n’est mal long temps qu’à sa faute.
Qui n’a le cœur de souffrir ny la mort ny la vie, qui ne veut ny resister ny fuir, que luy feroit-on ?
Michel de Montaigne, « Que le goust des biens et des maux dépend en bonne partie de l’opinion que nous en avons », Essais (I), P.U.F., p. 67.
Champion
de la
détestation
en tout genre
briseur de vie
dont
la mienne
réducteur
de tout ce
qui n’est pas
à ma taille
bulle
ne remontant
définitivement plus
à la
surface
Jean-Pierre Georges, Passez nuages, Multiples, p. 37.
Jeune Italienne dont le visage, juif dans l’ensemble, devenait non juif vu de profil. Comment elle se levait, appuyait les mains sur l’appui de la fenêtre de telle sorte que seul son corps mince, privé de l’ampleur des bras et des épaules, était visible ; comment elle étendait les bras vers les montants de la fenêtre, puis se tenait des deux mains à l’un des montants, comme à un arbre dans un courant d’air. Elle lisait une brochure policière que son petit frère lui demanda longtemps en vain. Son père, assis à côté d’elle, avait un nez fortement recourbé, tandis que le sien, au même endroit, suivait une courbe plus douce, donc plus juive. Elle me regardait fréquemment, par curiosité, pour voir quand je cesserais de l’importuner de mes regards. Sa robe était en soie brute.
Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, pp. 50-51.
La seule voyance : le regard épanoui librement dans ce qu’il contemple. Arbres.
Petr Král, Cahiers de Paris, Flammarion, p. 181.
La matinée : dans un appartement proche, comme d’habitude, un ouvrier anonyme se branle à la perceuse, au cœur de la masse effondrée de sa future mort.
o
« Cette chambre dont je vois déjà les gravats, comme une montagne blanche qui nous chasse de l’endroit où nous dormons. » (André du Bouchet)
Petr Král, Cahiers de Paris, Flammarion, p. 235.
Cet après-midi-là où je vis se dérouler le début de son histoire, devant les deux autres, il retomba dans ses pensées et se mit tout à coup à dire à la belle pharmacienne : « Pourquoi êtes-vous tellement bronzée ? Chez les anciens Égyptiens, seuls les hommes étaient bronzés, les femmes, elles, en revanche, se devaient d’être blanc albâtre ou blanc blême. D’ailleurs pourquoi la plupart des pharmaciens se baladent-ils de nos jours arborant constamment ce bronzage et surtout les pharmaciennes ?
— Mais vous êtes bronzé vous-même et basané comme un fellah.
— Chez moi c’est naturel, et cela vient aussi de passer du soleil à l’ombre plutôt que de rester comme vous enduites de crème allongées dans les cabines de bronzage sud-azur, où on vous affine le dosage des rayons selon le blanc de la blouse.
— Vous voilà bien revêche aujourd’hui ! Et vous vouliez naguère pourtant ériger une pyramide en mon honneur ! »
Peter Handke, Par une nuit obscure je sortis de ma maison tranquille, Gallimard, p. 44.
Le temps passe. Nous le croisons. Il va d’un pas pressé répandre nos cendres dans le passé.
Éric Chevillard, « vendredi 18 juillet 2014 », L’autofictif. 🔗
Son suicide signe la fin de cursus de l’autodidacte.
Éric Chevillard, « vendredi 24 juin 2016 », L’autofictif. 🔗