littérature

De ce qu’il n’y a point de parallélisme entre le réel et le langage, les hommes ne prennent pas leur parti, et c’est ce refus, peut-être aussi vieux que le langage lui-même, qui produit, dans un affairement incessant, la littérature. On pourrait imaginer une histoire de la littérature, ou, pour mieux dire : des productions de langage, qui serait l’histoire des expédients verbaux, souvent très fous, dont les hommes ont usé pour réduire, apprivoiser, nier, ou au contraire assumer ce qui est toujours un délire, à savoir l’inadéquation fondamentale du langage et du réel.

Roland Barthes, Leçon, Seuil, p. 22.

David Farreny, 22 mars 2002
musique

Ayant rencontré chez les Grodzicki le jeune peintre Eichler, je lui ai déclaré : Je ne crois pas à la peinture. (Aux musiciens, je dis : Je ne crois pas à la musique !)

Witold Gombrowicz, Journal (1), Gallimard, p. 57.

David Farreny, 22 mars 2002
logiciels

Les plaisirs sont ressentis comme les plus intenses, les douleurs comme les plus profondes lorsqu’ils mobilisent le plus de canaux émotifs, qu’ils drainent une quantité incalculable de souvenirs heureux ou malheureux, d’espérances idéalisées ou brisées. Il est alors troublant de constater que ces émotions contraires et complexes affectent pareillement l’intérieur de notre ventre, et non seulement cela, mais qu’elles agissent de la même façon que la réaction la plus primaire, telle la peur face à un danger physique. On pourrait dire que nos intestins travaillent selon des logiciels primitifs qui ne savent pas reconnaître les programmes nouveaux et sophistiqués émis par notre cerveau et les traduisent en un agrégat de signes élémentaires.

Catherine Millet, Jour de souffrance, Flammarion, p. 121.

Élisabeth Mazeron, 12 mars 2009
acquiert

L’autorité de la chose imprimée ne laisse de m’étonner.

Les mous et les lâches se raffermissent en se faisant imprimer, semble-t-il. Leur pensée confuse acquiert de ce seul fait une netteté et une sûreté trompeuses, et de même l’invertébré coulé dans le ciment se tient tout de suite beaucoup plus droit. Pour autant, la confusion demeure, ainsi appareillée plus néfaste encore, les maladresses d’écriture passent pour de folles audaces formelles, le poète écroulé dans son vomi s’est juste autorisé quelques licences comme il en a traditionnellement le droit, et toute combinaison singulière de négligences et de grossièretés se donne pour un style original. Mais, si la chose imprimée inspire un tel respect, que dire alors de la chose brodée ?

Éric Chevillard, Le vaillant petit tailleur, Minuit, p. 63.

Cécile Carret, 25 avr. 2011
remontés

D’ailleurs à Java : partout ces grands coqs dégingandés qui courent entre les jambes, les charrettes, comme des jouets trop remontés avec leur plumage superbe.

Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 125.

Cécile Carret, 28 juin 2012
suspension

Dans les pièces en enfilade jusqu’au Grand Salon traînent les trajectoires sans but des malades, éparses, les arrêts, les stations sans raison : les effondrements soudains de l’intention. Certains trajets, il n’y a que les limites du bâtiment pour les arrêter. Il arrive qu’un pensionnaire reste devant un mur longtemps. On vient le chercher au bout d’un moment. Venez.

[…]

La vie sans heures. Des moments sur les sièges ou les marches du Château, ou sur les bancs autour de la pelouse.

Le salut de la cloche deux fois par jour, ultime radeau où accrocher son corps, irruption du temps des normaux sur cette immensité où le désir se noie. La cloche ponctuelle, fiable et chaleureuse actionnée par un Pensionnaire délégué par René, pleine de la promesse du repas, d’une rencontre organique avec son être.

La confusion du Château, après ceux des contes de fées et les princes dans les livres illustrés.

La vie de château.

Ce Château. C’était la présence impénétrable des Pensionnaires assis ou debout, affaissés dans un coin sur des chaises de collectivité.

Cette suspension étrange de l’accomplissement, cet égarement de la réalisation.

Cette attente absolue. Avec le temps et l’air comme assis sur eux. L’air aussi dense que l’eau, l’air transformé en béton, comme l’eau se transforme quand on chute d’une certaine hauteur.

Le sens caché des gestes, le visage ingouvernable, et devant les regards l’horizon plus lointain que celui de la géographie ordinaire.

La complication du dialogue ; la parole intempestive.

Emmanuelle Guattari, Ciels de Loire, Mercure de France, p. 96.

Cécile Carret, 25 sept. 2013
style

Nous aimons, de livre en livre, retrouver l’auteur tel qu’en lui-même – Proust, Beckett, Nabokov, Gombrowicz, Arno Schmidt : trois lignes et ils sont là, c’est aussi net, aussi patent qu’un visage, une silhouette, une démarche, le style impose une présence. Ces écrivains-là ne s’effaceront pas pour laisser vivre des personnages ; ces derniers resteront très exactement des figures de style – et ma foi, ils me paraissent pour autant aussi bien campés que ceux des romanciers modernes et même ectoplasmiques qui préfèrent emprunter leurs caractères à la réalité et voudraient nous persuader de leur existence sociale. D’ailleurs, ils leur échappent souvent et, à les en croire, la police doit se mettre en planque dans les gares pour appréhender ces fugueurs.

Or c’est agaçant, le style est de plus en plus souvent tenu pour une afféterie, un luxe insouciant, une preuve d’insincérité, de fausseté, de futilité. Si l’écrivain s’est vraiment blessé, qu’il se contente de crier « aïe ! », on le comprendra. Certes, mais l’intérêt de sa contribution m’échappe un peu.

Le style est un appendice physique de l’écrivain, c’est encore son corps. Ce dernier meurtri, molesté, attaqué par la maladie, le style en sera le dernier membre sain. Dans L’Ardoise magique, carnet du cancer qui va l’emporter, Georges Perros écrit : Nuits difficiles, assis, comme dans un carrosse en route vers l’autre nuit, l’autre noir. Aïe, aïe, aïe, donc. Oui, mais non, en l’occurrence, c’est Georges Perros qui meurt.

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 89.

Cécile Carret, 24 fév. 2014
spacieux

Tout ce gravier roulait sous mes semelles trop épaisses pour me permettre de tâter le terrain, m’obligeant à chaque pas à m’accrocher aux branches trop souples des arbustes ou à une touffe d’épineux.

Je me rappelle pourtant bien avoir atteint le sommet d’où, après un moment de répit passé affalé sur le dernier replat, j’escomptais prendre des environs une vue intéressante, mais il ne me reste aucun souvenir de ce que j’y ai contemplé.

Peut-être l’effort que j’avais dû fournir m’avait-il momentanément privé de toute ressource émotive ; ou peut-être n’ai-je ressenti qu’une déconvenue elle-même d’ailleurs due à cet affaiblissement de ma capacité à réagir en présence d’un paysage répondant à mon appétit pour le spacieux.

Il ne contredit pas un goût tout aussi prononcé pour la clôture : un cercle étroit de collines boisées autour de quelques toits architecturés au creux des prés par un hasard géométricien de génie.

Bien que le temps les oblige à se manifester tour à tour, ce sont deux aspects concomitants du même unique mouvement, et qui s’engendrent l’un l’autre en un point que nous ne pouvons situer que comme un point de fuite.

Devant une irruption du spacieux, j’éprouve une envie très intense de m’y fondre et, comme je n’y parviens jamais complètement, j’exécute une espèce de danse rituelle compensatrice, un peu auvergnate, un peu sioux, qui témoigne au moins de l’allégresse que m’inspire cette rencontre avec un premier degré de l’infini.

Si je pousse en même temps parfois des cris inarticulés ou improvise une mélopée plus savante ? — j’avoue que oui, car il s’agit de célébrer l’ampleur du monde dans un langage lyrique dont les vocables n’aient ni moins ni plus de sens que les sons naturels produits par le vent et les eaux courantes.

Jacques Réda, « Autres écarts expérimentaux », «  Théodore Balmoral  » n° 71, printemps-été 2013, p. 64.

David Farreny, 29 juin 2014
mensonge

Passé le Torne-Träsk, on entre en Laponie norvégienne. Le chemin de fer, qui traversait des eaux dormantes et un désert pierreux, s’engage brusquement sur la paroi d’un fjord. En bas, tout en bas, au-dessus de la vague glauque, des hameaux s’accrochent à la montagne verdoyante. Le paysage est grand, abrupt, touché çà et là de douceur humaine, et, jusque dans sa raideur, d’une jeunesse impétueuse. On débouche sur le port de Narwick, petite ville que la Norvège vient de jeter là comme un appeau brillant aux minerais de la Suède, et on s’embarque pour les îles Lofoten.

Elles nous apparurent dans la nuit. Nous vîmes se dresser, barrant l’horizon, une chaîne ininterrompue de hautes montagnes crénelées, effilées, déchiquetées, sculptées, gothiques. Elles étaient d’un gris bleu avec des lueurs de soleil ou de neige et de petits nuages ourlés de feu entre leurs dents aiguës. Tout l’archipel se mirait sur une mer d’un vert de métal, comme s’il eût été suspendu dans une clarté diaphane. Le navire se glissa par d’énormes brèches, longea des corridors, doubla des murailles de granit, nous promena toute la nuit dans un aquarium de pierre, d’écume, de mousses luisantes et d’algues d’or. Nous nous aperçûmes que le jour naissait aux plis d’ombre qui se creusaient sur les rochers. L’inégalité de la lumière nous avertissait que la nuit était passée. L’obscurité commençait à rétrécir les couloirs ; mais les crêtes et les rampes où frappait le soleil revêtaient le mensonge brillant de la vie.

André Bellessort, La Suède, Perrin.

David Farreny, 13 janv. 2015

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