laissera

On part après-demain matin. On m’a cassé la dent qui me sinusitait. La moitié est restée dans la mâchoire, et comme on n’a pas de chien, c’est elle qui restera vigilante la nuit, et le jour elle m’empêchera de me laisser aller. Participation avec la nature, admiration coulante, n’y comptons pas. Elle ne laissera passer que le très bon, le solide. Il en sera de même, d’ailleurs, pour les ennuis et les dangers.

Tout de même, il faut que je puisse la tenir en échec.

Elle est forte de sa poche à pus.

Bien, mais j’emporte un bistouri, moi.

Henri Michaux, « Ecuador », Œuvres complètes (1), Gallimard, p. 206.

David Farreny, 22 mars 2002
aiguisées

Sur l’autoroute près de Francfort, un motocycliste avec un casque laqué de blanc ; une bouée de sauvetage arrimée sur le dos ! : « Est-ce obligatoire ? » (j’avais fait exprès d’utiliser le « r » anglais pour ma question ; il répondit timidement d’entre ses grosses joues marbrées de rouge – en imitant aussitôt ma prononciation – « Je ne seille pas. »). Avant Bebra : des saules vinrent à l’assaut, poignées de sabres au-dessus des têtes échevelées ; le ciel fronça sa tête d’œuf grise (puis il plut mécaniquement, maigre, désagréable ; les rues étincelaient comme aiguisées).

Arno Schmidt, « Au grillage », Histoires, Tristram, p. 102.

Cécile Carret, 2 déc. 2009
cœur

Ces livres m’ont envoyé ailleurs, dans le corps et la voix de qui je n’étais pas et, ce faisant qu’ils fomentaient mon évasion, ils m’ont déposé au cœur de moi-même, procédant à une invasion salutaire, m’allouant cette chose toute simple dont on ne peut aucunement faire l’économie : la reconnaissance ; petit miracle que Charles Juliet résume d’un sublime trait de simplicité : « Le rôle de l’écrivain est de prêter à autrui les mots dont il a besoin pour accéder à lui-même. » Ces livres me devinaient, ils m’écrivaient et me donnaient droit de cité tout en mettant au jour une part commune. Je m’aventurais dans l’étranger pour finalement tomber sur moi-même, m’offrant d’aller dans une complexité à laquelle la dictature du divertissement généralisé a définitivement tourné le dos.

Arnaud Cathrine, Nos vies romancées, Stock, p. 11.

Cécile Carret, 4 oct. 2011
rapports

Qu’il faille s’aimer beaucoup, s’adorer, pour se supporter un peu, voilà qui condamne tous nos rapports.

Georges Perros, Papiers collés (3), Gallimard, p. 52.

David Farreny, 24 mars 2012
intercession

Je continuai d’avancer — avec à ma droite le complexe ferroviaire et à ma gauche l’aqueduc, dont les arches ici ne s’arrondissent plus que sur leur comblement, l’édifice devenant un simple mur où se dessine maigrement sa découpe d’origine — vers cet homme qui ne bougeait pas et qui paraissait, la tête un peu penchée vers l’avant, plongé dans une réflexion. Je dus parvenir à sa hauteur pour constater que, de la main droite, il tenait la poignée d’un mécanisme d’enroulement d’où s’étirait une courte longueur de laisse, au bout de laquelle un frêle représentant de l’espèce canine, la patte levée, urinait contre la clôture. Scène banale, en vérité, et qui s’accordait bien avec un environnement où l’aqueduc, redevenu mur et perdant de sa hauteur, tendait à revêtir une dimension humaine.

Pourtant, comme je le découvrais, je marquai le pas, frappé par l’attitude pensive de l’homme. Il me ressouvenait, en effet, et de manière frontale, sans que je pusse refouler en rien une telle vision, d’avoir surpris mainte fois semblable attitude chez tel usager de toilettes publiques, dont presque toujours, comme on sait, à la faveur de la miction, l’esprit se libère et vagabonde. L’homme, ici, qui n’entretenait avec le soulagement de l’animal qu’un lien de pure forme, en l’espèce de la laisse, semblait donc, néanmoins, en bénéficier intellectuellement, comme s’il se fût agi du sien ; et, partant de ce rapprochement, j’en vins à me représenter la scène d’une tout autre manière, aussi crue qu’obsédante, au point que je ne pouvais plus désormais l’imaginer autrement : dans cette vision nouvelle, qui complétait définitivement l’ancienne, la laisse, faisant figure de tuyau, permettait à l’homme, par une magique intercession de sa main refermée sur l’enrouleur, de se soulager sans qu’il en parût rien, là-bas, sous la patte levée de la bête, le long de ce conduit où de façon à peine masquée son animalité se transférait vers quelque représentant plus propre, par sa quadrupédie, à l’incarner. Il y avait là, dans la trivialité d’une telle évocation, dans le trajet maintenant trop visible de cet écoulement, quelque chose aussi de la prothèse et de l’hôpital, et, jetant à l’homme un seul bref regard de côté, j’allai mon chemin, en proie à une sensation mêlée de dégoût et de spoliation, comme blessé d’avoir été si aisément trompé par cette pauvre mise en scène, et persuadé de toute façon que, bien qu’elle fût le fruit de ma seule imagination, l’homme qui s’y était distingué en était pour partie responsable et devait en tout état de cause rendre compte de sa supercherie et de son inconvenance.

Christian Oster, Le pont d’Arcueil, Minuit, pp. 102-103.

David Farreny, 14 mars 2013
éléments

À quelque distance de la ville, on peut rêver le désert, la solitude la plus absolue. Toutes les maisons disparaissent entre les collines qui les abritent, et l’on n’aperçoit que la mer, les montagnes et le ciel. Là règne le silence des lieux inhabités. Pas une voix humaine ne se fait entendre, pas un chant d’oiseau ne s’élève dans l’air, pas une feuille ne soupire. Tout est calme, repos, sommeil ; et si après avoir contemplé ce tableau oriental, on reporte ses regards sur cette terre si nue, sur ces landes rocailleuses qu’on a à ses pieds, on dirait que la nature a jeté là par grandes masses tous les éléments d’une création splendide, et ne s’est pas donné la peine d’achever son œuvre.

Xavier Marmier, Lettres sur le Nord, Delloye.

David Farreny, 21 avr. 2013
seul

Voici la vérité, je suis seul,

seul dans ma propre nuit où mon ombre se couche

dans la chose qui fuit je me touche et me perds

égoutier du grand songe,

ma main me pousse pleine de lignes, de racines,

— ai-je vraiment manqué de foi ?

Je grimpe les Alpes de force et je n’ai pas de guide

je ne suis pas alpiniste,

je n’ai pas demandé le danger, il est là,

je n’aime pas marcher, qui est-ce qui marche en moi ?

Benjamin Fondane, « Ulysse », Le mal des fantômes, Verdier, p. 47.

David Farreny, 21 juin 2013
somme

J’ai vu deux unijambistes aujourd’hui, coïncidence qui n’a pourtant rien de remarquable puisque c’est en somme comme si je n’en avais vu aucun.

Éric Chevillard, « samedi 6 janvier 2018 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 26 fév. 2024

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