viciait

Oh, c’était bien cela. Lagrand le savait. Tout le monde souhaitait ici la mort du garçon, de ce pauvre, vilain et ridicule enfant bêtement surnommé Titi, et peut-être même jusqu’à la petite Jade qui souhaitait innocemment que Titi meure, ce garçon aride, déprimant comme une tache irrémédiable au revers de tout plaisir possible, de quelque espèce de goût bien légitime qu’on pouvait arriver à prendre à l’existence et que lui, ce manquement tenace, viciait, lui, Titi, qui avait survécu, en les gâtant, à toutes les occasions de joie.

Marie NDiaye, Rosie Carpe, Minuit, p. 214.

David Farreny, 24 déc. 2002
matériaux

Pensant au rêveur de nuit, il ne faut pas oublier qu’il est infirme, un infirme qui, par sa vue absente, est coupé des spectacles, des avertissements nuancés, coupé des sens nobles, infirme par son impuissance à se déplacer, à pouvoir vérifier ; infirme au tableau de bord réduit, pour qui la réplétion de la vessie, le ballonnement du ventre, la congestion d’un membre ou la circulation empêchée dans un bras, ou dans une jambe repliée qui s’engourdit sont ses principales et imprécises informations. Phénomènes intempestifs qui vont se mêler trop souvent, et assez malheureusement, à ce qui n’a rien à voir avec ça.

Avec ces pauvres matériaux, il doit faire son monde. Embarrassant.

Henri Michaux, « Façons d’endormi, façons d’éveillé », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 511.

David Farreny, 2 juin 2006
peu

La religion des Mazanites déplaît aux Hulabures et les révolte. Ils se sentent couler dans une vaste infection, quand ils y songent.

Pourtant les Mazanites trouvent leur religion, le chemin évident vers la sainteté et le déploiement naturel de ce qui élève l’homme et compte véritablement en lui. Ils ont d’ailleurs trois cultes. Mais les Hulabures n’en voient qu’un. Un qu’ils détestent.

Les Hulabures font donc la guerre aux Mazanites et souvent avec succès.

Les Hulabures attachent leurs prisonniers de guerre avec un crochet à la langue, un crochet au nez, un crochet à la lèvre supérieure et deux autres petits crochets aux oreilles.

Quand ils ont pu employer de la sorte une trentaine d’hameçons, ils sont fiers et en paix avec eux-mêmes ; la noblesse éclate sur leurs visages. Ils font ça pour Dieu… je veux dire pour Celui de leur nation, pour l’honneur du pays, enfin, peu importe, entraînés par un sentiment élevé, austère et de sacrifice de soi.

Henri Michaux, « Voyage en Grande Garabagne », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 41.

David Farreny, 4 mars 2008
élytres

Je me suis mis au travail, une flaque de sueur sous chaque coude, en sachant bien que je trichais, que j’avais peur, que je m’attachais au mât comme UIysse. Il s’agit d’autre chose ici. La nuit regorgeait de lenteur d’un silence interrompu seulement par le bref galop des chèvres qui tondent les bastions, ou le bourdonnement de je ne sais quelle beste dans ma toiture. Pour me donner du cœur et garnir un peu mon carquois, j’ai fait le compte des chambres où je suis passé depuis mon départ. C’est la cent dix-septième. La prochaine risque d’attendre longtemps son tour. Il faut bien s’arrêter de temps en temps pour apprendre à faire sa musique, faire un peu chanter ses élytres, non ?

Nicolas Bouvier, Le poisson-scorpion, Payot, p. 33.

Élisabeth Mazeron, 23 avr. 2008
regarde

Mardi – Quels fragments de paysage pourraient être transportés ailleurs, dans une ville inconnue, sans que la tricherie transparaisse ? Les immeubles et les trains ont ce matin des allures de puzzles et leurs pièces se retournent sous nos yeux. […]

Mercredi – Le bus peine à sortir de ma tête. Il fait si beau et je ne vois rien de ce que voient les voyageurs. Passons devant l’hôpital où un homme âgé, vêtu d’un pyjama à rayures, nous regarde debout du couloir, dans l’embrasure.

Anne Savelli, Fenêtres. Open space, Le mot et le reste, p. 27.

Cécile Carret, 21 juil. 2008
chose

Apparut sur l’unique étagère une chose amorphe et sombre qui remua aussitôt, glissa, visqueuse, roula sur elle-même et s’écrasa par terre comme un chiffon mouillé. Ils approchèrent ; la chose émit un bruit de chute en retard, un chtkk qui se confondit avec un pas. Flasque, la serpillière (ce n’était pas une serpillière) remua, se déroula toute seule, silencieusement, quelques secondes encore après sa chute, sans précipitation, savait ce qu’elle avait à faire et, lascivement, entièrement, s’étala jusqu’à proposer la surface plane d’un quadrilatère irrégulier de quarante centimètres sur la plus grande longueur par vingt-cinq à peu près, sur la hauteur. La perfection de sa surface et la magie de sa sortie juraient avec son contour comme tracé à main levée mais aussi avec l’asymétrie de sa forme qui rappelait un trapèze, un trapèze déhanché, qui ne rappelait rien. Un coin corné et les faux plis se résorbèrent pour s’aplatir lentement en une surface lisse qui brillait un peu. Pétapernal souleva un pan qui retomba d’un coup, chtkk.

Alain Sevestre, Les tristes, Gallimard, p. 108.

Cécile Carret, 10 déc. 2009
conclure

Oui, la bêtise consiste à vouloir conclure. Nous sommes un fil et nous voulons savoir la trame. […] Maintenant on passe son temps à se dire : nous sommes complètement finis, nous voilà arrivés au dernier terme, etc., etc. Quel est l’esprit un peu fort qui ait conclu, à commencer par Homère ? Contentons-nous du tableau ; c’est aussi bon.

Gustave Flaubert, « lettre à Louis Bouilhet (4 septembre 1850) », Correspondance (2), Gallimard, p. 680.

David Farreny, 7 janv. 2010
angle

Il y a quelque chose qui m’a toujours étonné. C’est la difficulté qu’on éprouve à se trouver des défauts. Et comme ceux des autres nous sautent aux yeux. La sincérité envers soi-même, ce n’est sans doute pas autre chose que ce regard d’un autre en soi, regard rarement bien placé, changeant, « objectif ». On éprouve l’impression de sincérité quand l’angle est bon, c’est-à-dire écartelant.

Georges Perros, « Feuilles mortes », Papiers collés (3), Gallimard, p. 267.

David Farreny, 27 mars 2012
lune

Tout près du clocher de l’église Saint-Étienne et d’un seul coup, comme si on avait appuyé quelque part sur un bouton secret, la lune a surgi entre les nuages, et le choc de sa puissante et lugubre clarté a comme fait vibrer toute la ville endormie.

Dezsö Kosztolányi, Alouette, Viviane Hamy, p. 169.

Cécile Carret, 4 août 2012
impôt

La conscience de l’inconscience de la vie est l’impôt le plus ancien que la vie ait connu.

Fernando Pessoa, « 13 », Le livre de l’intranquillité (1), Christian Bourgois.

David Farreny, 10 mai 2024
ajourne

Ajourne toute chose. On ne doit jamais faire aujourd’hui ce qu’on peut aussi bien négliger de faire demain.

Fernando Pessoa, « 147. De l'art de bien rêver », Le livre de l’intranquillité (1), Christian Bourgois.

David Farreny, 10 mai 2024

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