Peut-on reprendre possession d’une chose ? N’est-ce pas la perdre ?
Franz Kafka, « 9 août 1920 », Lettres à Milena, Gallimard, p. 182.
Il dévorait des yeux la belle fouteuse, et il tira ainsi trois coups sans déconner.
Anonyme du XVIIIe siècle, Le Tartuffe libertin ou le triomphe du vice, Séguier, p. 33.
Un homme qui est né dans un monde déjà occupé, s’il ne lui est pas possible d’obtenir de ses parents les subsistances qu’il peut justement leur demander, et si la société n’a nul besoin de son travail, n’a aucun droit de réclamer la moindre part de nourriture et, en réalité, il est de trop. Au grand banquet de la nature, il n’y a point de couvert disponible pour lui ; elle lui ordonne de s’en aller, et elle ne tardera pas elle-même à mettre son ordre à exécution, s’il ne peut recourir à la compassion de quelques convives du banquet. Si ceux-ci se serrent pour lui faire face, d’autres intrus se présentent aussitôt, réclamant les mêmes faveurs. La nouvelle qu’il y a des aliments pour tous ceux qui arrivent remplit la salle de nombreux postulants. L’ordre et l’harmonie du festin sont troublés, l’abondance qui régnait précédemment se change en disette, et la joie des convives est anéantie par le spectacle de la misère et de la pénurie qui sévissent dans toutes les parties de la salle, et par les clameurs importunées de ceux qui sont, à juste titre, furieux de ne pas trouver les aliments qu’on leur avait fait espérer.
Thomas Malthus, « Apologue du banquet », Essai sur le principe de population.
Le bonheur est peut-être simplement la réalisation pleine et effective d’un cliché.
Michel Besnier, La vie de ma femme, Stock, p. 33.
Louis Armand, à la télévision, L’invité du dimanche. Parle de tout avec faconde : « Ce petit Larousse illustrant. » Mélange d’autodidactisme et de mysticisme maçonnique ; et teilhard-de-chardinesque ; je croyais entendre mon maître d’hôtel Raymond, technicien généralisateur, et mon gardien Annest, intarissables sur tout. Et aussi mon cousin Jean Zafiro qu’on peut mettre sur n’importe quel sujet ; on s’assied à table : Hélène et moi, cent fois, nous nous amusâmes à le lancer à l’aveuglette, en nous étant donné le mot, sur l’évolution du fer à cheval, ou l’analyse spectrale des planètes : le cours (avec beaucoup d’assurance, de vanteries, de souvenirs, vrais ou faux) dure jusqu’au café. « C’est un imbécile, il a réponse à tout. » Ce mot de Voltaire m’a toujours frappé : une accumulation prodigieuse, un amas de connaissances encyclopédiques… se soldant par une soustraction.
Paul Morand, « 12 octobre 1969 », Journal inutile (1), Gallimard, p. 279.
Et, Pierre ne voulant ni prendre l’autoroute ni traverser Agen, nous sommes rentrés par des voies intéressantes et bizarres, dont n’apparaissaient clairement dans la nuit que les noms, de sorte qu’il faudra, pour en savoir plus, retourner à Bruch, au château de Saint-Loup, à Montagnac-sur-Auvignon ou à Moncaut, comme bien sûr à tout.
Ma mère a raison : même à cent ans nous ne faisons partout que des premières visites. Vivre, c’est reconnaître le terrain dans la nuit. Et le jour où nous pourrions enfin l’éprouver à loisir et dans la lumière, il a glissé, ou bien c’est nous.
Renaud Camus, « lundi 31 décembre 2007 », Une chance pour le temps. Journal 2007, Fayard, p. 495.
Ce n’est pas une esthétique du pauvre, c’est un fait : la vie est pauvre. Mais on aurait tort de penser que le ras est sans profondeur. Il y a bien assez de combinaisons dans le très peu pour que l’on continue à jouer au 4-21 avec trois dés.
Antoine Émaz, Lichen, encore, Rehauts, p. 40.
Juste à ce moment-là, un sifflement fusa, puis un autre encore. On avait l’impression qu’ils naissaient très très loin, puis qu’ils fondaient sur nous comme une locomotive emballée : la terre trembla, un instant les travées de béton du plafond vibrèrent comme si elles étaient en caoutchouc, et enfin ce furent deux explosions, suivies d’une pluie de gravats et, en nous, ce délicieux relâchement qui succède au spasme. Valerio s’était traîné dans un coin et, le visage enfoui dans son coude comme pour se protéger d’une gifle, priait à voix basse.
À nouveau, un sifflement monstrueux jaillit. Les nouvelles générations occidentales ne connaissent pas ces sifflements si caractéristiques : ils n’étaient certainement pas fortuits, il faut que quelqu’un les ait voulus ainsi, pour donner aux bombes une voix qui exprime toute leur soif et leur menace. Je me laissai rouler au bas des sacs, contre le mur : ce fut l’explosion, toute proche, presque physique, puis le souffle puissant de déplacement d’air.
Primo Levi, « Capaneo », Lilith, Liana Levi, p. 11.
riant du guépard si véloce que son train arrière a du mal à le suivre et que son flanc élastique s’étire tant que, lorsqu’il s’arrête enfin, le corps distendu du félin mesure la longueur de sa course, puis son arrière-train l’assomme
Éric Chevillard, Le vaillant petit tailleur, Minuit, p. 21.
On s’obstine parfois à vouloir substituer une image à la réalité, on veut épuiser les lieux, les vider une bonne fois de leur pouvoir, faire cesser ce léger tremblement de l’image à l’énoncé d’un nom, on cherche un air de ressemblance, on veut reconnaître un paysage à défaut d’un visage ou d’un souvenir.
Nathalie Léger, Supplément à la vie de Barbara Loden, P.O.L., p. 118.
Le grand mensonge de la littérature consista à nous faire accroire que les femmes étaient romantiques et sentimentales. En sorte que nous autres, lecteurs crédules, nous eûmes bien souvent le cœur déchiré en les voyant céder si facilement aux avances de brutes libidineuses et sans manières dont les propositions directes les rassuraient davantage sur leur pouvoir de séduction que nos regards éperdus, nos lettres contournées et nos louvoiements pathétiques.
Éric Chevillard, « lundi 1er juillet 2013 », L’autofictif. 🔗
Il est connu qu’une mobilisation générale soulage les hommes, qui ne sont heureux de se retrouver, de vivre ensemble, qu’en état de guerre, que si l’absurde les concerne tous. La paix n’est jamais supportable.
Georges Perros, « Tête à tête », « Les cahiers du chemin », numéro 5, Gallimard, p. 58.
Un sérieux affecté qui se termine par une paralysie morale des muscles faciaux.
Georg Christoph Lichtenberg, Le miroir de l’âme, Corti, p. 213.