autres

On dit que la jeunesse est l’âge de l’espoir, justement parce que, quand on est jeune, on espère confusément quelque chose des autres comme de soi-même — on ne sait pas encore que les autres sont précisément les autres.

Cesare Pavese, Le métier de vivre, Gallimard, p. 168.

David Farreny, 24 mai 2003
sphéricité

Je vois certains jours, je vois et je fais en silence, je fais un grand, grand polyèdre qui à partir du plancher occupe une bonne partie de ma chambre, un grand polyèdre, presque une sphère, non pas presque, mais en route vers la forme sphère. En route depuis longtemps, faite et refaite nombre de fois et encore à refaire.

Les multiples faces, je les brise et ainsi augmente leur nombre et diminue l’écart qui la sépare de la forme sphère.

Ainsi, à vrai dire, assez grossièrement, je galbe, je cintre ce volume pseudosphérique… qui résiste.

Il me reste encore, il me reste toujours des surfaces à écraser davantage. Dès que j’ai une demi-heure de libre j’y reviens et me donne ainsi beaucoup de mal, espérant arriver à une meilleure approximation de sphère, mais la sphère s’étend, devient plus grande et conséquemment les faces, les faces que je dois à nouveau briser, presque émietter, de façon à en faire presque des facettes (ce serait déjà mieux) ; mais combien de milliers, de milliers et de milliers de facettes faudra-t-il que je fasse ? Si nombreux et détaillés que soient les écrasements, et duplications des faces en faces plus petites, il semble qu’il y ait des régions de la presque sphère, où le travail d’arrondissement est à peine commencé. La sphéricité de la masse, décidément j’en suis loin encore.

Henri Michaux, « Façons d’endormi, façons d’éveillé », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 532.

David Farreny, 2 juin 2006
solution

Solution provisoire : se coucher.

Jean-Pierre Georges, Le moi chronique, Les Carnets du Dessert de Lune, p. 33.

David Farreny, 19 nov. 2006
coalescence

[…] un coupe-poils à pile sans fil en mousse absorbante avec sa ventouse, une caisse à outils pour tout casser comme sans les outils, un microfournil à ondes fulgurantes, une console en kit à monter sans peine en cinquante semaines pour te consoler de la vacuité des emplois du temps, un, deux, trois, ho ! hisse ! commande aux Trois Suisses, chasse tes doutes en écrivant à la Redoute, ouvre le courrier personnalisé de monsieur Leclerc qui t’envoie sympa la photo couleur de son rôti d’porc, arbore-toi, réveille-toi le teint, décore-toi le corps avec des machins succincts qui font super bien, existe, montre que tu résistes, sois le vrai groupie de toi le pianiste, le gai guitariste, le batteriste, mais en moins jazz triste, le Francis Lopez de la supérette où t’achètes ton steak en barquettes, ah ! maman, maman, les docteurs, ils m’ont dit, je devrais pas te le dire à toi, pourquoi j’ai des absences côté coalescence avec l’existence, effet de faille, tas de paille de peu de pathie, atonie, bout de chosité sans nervosité, préjudice de sensibilité, ralenti du libidiné, recroquevillé dans le trou de soi, que de dégâts, que de dégâts […]

Christian Prigent, Une phrase pour ma mère, P.O.L..

David Farreny, 24 fév. 2007
immensément

Le temps coulait fondu par le feu des fatigues.

Je paressais immensément,

épelant d’A à Z le Larousse prodigue

en faciles enchantements.

Raymond Queneau, Chêne et chien, p. 42.

David Farreny, 4 mars 2008
affligeant

Il n’est pas sur cette planète un village qui puisse s’enorgueillir de cette naissance – honte sur nos villages ! À quoi bon ces communes qui n’enfantent que les clairons et les tubas de la fanfare municipale ? Et n’est-il pas affligeant, quand on sait tout l’osier qui a poussé sur cette terre depuis l’aube des temps, n’est-il pas affligeant de penser qu’il ne s’en trouva pas douze brins pour tresser le berceau à Dino Egger ? Il y a de bonnes raisons de pleurer, nous en possédons tous un joli lot dont nous sommes du reste assez jaloux, mais celle-ci est sans doute la seule qui nous soit commune.

Éric Chevillard, Dino Egger, Minuit, p. 13.

Cécile Carret, 25 janv. 2011
musique

La musique m’ouvrit une autre voie, ou me révéla une voie qu’à vrai dire je ne cessais d’emprunter sans m’en apercevoir. Au lieu de regarder jalousement mon douloureux ennui, lui préférant toute forme d’activité, refusant de loger en lui quelque chose qui risquerait de le dénaturer (refusant même de comprendre que l’ennui était un logement), il était possible d’ouvrir l’ennui à cette forme en expansion indéfinie qu’était la musique : si on acceptait de l’écouter, de la laisser développer votre attention, elle passait un pacte avec ce qu’était en définitive l’ennui, à savoir une vie intérieure informe et agitée, une vitalité confuse, empêtrée, en attente de formes, le chaos originel revenu se poser sur le monde.

Quel rapport les Brandebourgeois de Bach ou Honeysuckle Rose avaient-ils avec ce chaos qu’apparemment ils n’avaient pas oublié ni effacé ?

Sans doute que, comme toute composition musicale, ils s’étaient donné pour tâche de mettre en forme ce que l’ennui, malgré la douleur qu’il inflige, sa pesanteur propre, libère et fait venir au jour : la matière mobile et non verbale de la pensée, disons de la vie mentale, qui n’est visible de façon aussi flagrante que quand elle est ainsi inoccupée et tournoie de souci en pensée vague, adonnée à sa propre mobilité.

Pierre Pachet, Sans amour, Denoël, p. 45.

Cécile Carret, 13 mars 2011
lui-même

La chambre la moins chère d’un hôtel aussi misérable que le Winslow coûte 200 dollars par mois. Il lui en reste 78, c’est peu, mais il ne veut pas chercher de travail. Ça lui va de se soûler au vin californien à 95 cents le magnum, de fouiller les poubelles des restaurants, de taper ses compatriotes, au pire de faucher des sacs à main. Il est une merde, il vivra comme une merde. Ses journées se passent à marcher dans les rues, sans but, mais avec une préférence pour les quartiers pauvres et dangereux où il sait qu’il ne risque rien parce qu’il est pauvre et dangereux lui-même. Il s’introduit dans les maisons abandonnées, aux volets cloués, ceinturées de palissades verdies. On y trouve toujours, croupissant dans des flaques d’urine, des clochards avec qui il aime bien discuter, rarement dans une langue commune. Il aime aussi se réfugier dans les églises. Un jour, pendant un office, il plante son couteau dans le bois d’un prie-dieu et joue à le faire vibrer. Les fidèles l’observent du coin de l’œil, inquiets, mais nul n’ose l’approcher. Le soir, quelquefois, il se paye un cinéma porno, moins pour s’exciter que pour pleurer doucement, silencieusement, en pensant au temps où il y allait avec sa très belle femme et la faisait jouir, provoquant la jalousie des épaves dont il fait maintenant partie.

Emmanuel Carrère, Limonov, P.O.L., p. 162.

Guillaume Colnot, 8 nov. 2012
bord

Sept heures du matin. L’eau vert clair de la piscine frémit comme si des sirènes s’y étaient baignées pendant la nuit. Comme un mystère flotte au-dessus de chaque bassin. Près du bord de la piscine, un Hongrois moustachu, c’est le maître nageur.

Dezsö Kosztolányi, Portraits, La Baconnière, p. 52.

Cécile Carret, 12 juin 2013
chevreuil

Par ce brouillard je dois te parler. Toutes les Buttes-Chaumont meurent, toutes les rues avoisinantes, les escaliers, les impasses… Ô ténèbre, ô maisons ! ce qui fut notre sang.

Dans mes songes tu es victime.

Le chevreuil était tombé à genoux. Il tremblait excessivement. À la racine de son cœur la flèche écarlate buvait. Je criai : pardon, pardon ! Je prononçai en sanglotant le nom si doux de l’animal. Il tourna vers moi ses gros yeux, où je crus lire plus de pitié pour mes remords que d’horreur pour sa propre torture. Il mourut. Quel silence !

Gilbert Lely, « Ma civilisation », Poésies complètes (1), Mercure de France, p. 43.

Guillaume Colnot, 7 déc. 2013
cour

Peu de plaisir, davantage d’obligations, encore plus d’ennui, encore plus d’insomnies, encore plus de maux de tête — voilà comme je vis et maintenant j’ai juste dix minutes de calme pour regarder la pluie tomber dans la cour de l’hôtel.

Franz Kafka, « lettre à Felix Weltsch (10 septembre 1913) », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 715.

David Farreny, 1er mai 2014

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