étalé

Le comble est que je ne me souviens pas si pour ma part je suis arrivé jusqu’à l’orgasme. Mais peu importe : l’orgasme est étalé sur les mois et sur les années, multiplié par le souvenir et par son immanquable effet, attesté hier encore et ce matin, à l’instant, à cause de ces phrases même — le point de renversement égaré étant atteint sur le mélange d’une sensation visuelle étroite, obscure et vaporeuse, très rapprochée et d’une sensation tactile, procédant plus exactement du toucher, à la fois, et du goût, celle que me donnaient ma langue et mes lèvres, avançant sur les poils en sueur, très denses, du haut du dos de cet inconnu, entre son épaule et sa nuque.

Renaud Camus, « mercredi 14 avril 1993 », Graal-Plieux. Journal 1993, P.O.L., p. 94.

Élisabeth Mazeron, 12 août 2003
gauche

Celui qui est le gauche de moi, qui jamais en ma vie n’a été le premier, qui toujours vécut en repli, et à présent seul me reste, ce placide, je ne cessais de tourner autour, ne finissant pas de l’observer avec surprise, moi, frère de Moi. Et toujours alentour, le paysage gelé, qui ne pouvait se ranimer, endormi dont je ne me serais jamais douté que c’était moi qui l’animais tellement, même lorsque j’étais, ainsi qu’il m’arrive, las et défait.

Comme on se trompe ! On se trompe toujours !

Henri Michaux, « Face à ce qui se dérobe », Œuvres complètes (3), Gallimard, pp. 858-859.

David Farreny, 5 juil. 2006
morts

Ceci nous montre bien ce que nous désirions prouver, c’est que l’autre ne saurait être d’abord sans contact avec les morts pour décider ensuite (ou pour que les circonstances décident) qu’il aurait telle ou telle relation avec certains morts particuliers (ceux qu’il a connus de leur vivant, ces « grands morts », etc.). En réalité, la relation aux morts — à tous les morts — est une structure essentielle de la relation fondamentale que nous avons nommée «  être-pour-autrui  ». Dans son surgissement à l’être, le pour-soi doit prendre position par rapport aux morts ; son projet initial les organise en larges masses anonymes ou en individualités distinctes ; et ces masses collectives, comme ces individualités, il détermine leur recul ou leur proximité absolue, il déplie les distances temporelles d’elles à lui en se temporalisant, tout comme il déplie les distances spatiales à partir de ses entours ; en se faisant annoncer par sa fin ce qu’il est, il décide de l’importance propre des collectivités ou des individualités disparues ; tel groupe qui sera strictement anonyme et amorphe pour Pierre, sera spécifié et structuré pour moi ; tel autre purement uniforme pour moi, laissera paraître pour Jean certaines de ses composantes individuelles, Byzance, Rome, Athènes, la deuxième Croisade, la Convention, autant d’immenses nécropoles que je puis voir de loin ou de près, d’une vue cavalière ou détaillée, suivant la position que je prends, que je « suis » — au point qu’il n’est pas impossible — pour peu qu’on l’entende comme il faut — de définir une « personne » par ses morts, c’est-à-dire par les secteurs d’individualisation ou de collectivisation qu’elle a déterminés dans la nécropole, par les routes et les sentiers qu’elle a tracés, par les enseignements qu’elle a décidé de se faire donner, par les «  racines  » qu’elle y a poussées.

Jean-Paul Sartre, « Liberté et facticité : la situation », L’être et le néant, Gallimard, p. 600.

David Farreny, 26 avr. 2009
acolytes

Le double et triple hiver limougeaud — celui du dehors, celui de l’étude et des longs corridors, celui de l’espérance — m’a livré un enseignement majeur. Le présent avait un nom et les cinq continents et les îles. Le premier mot me manquait pour qualifier la seule réalité que j’aie, sinon à proprement parler connue, du moins endurée en personne. Mais il se tenait sans doute quelque part, avec ses maigres, ses noirs acolytes, et il valait la peine, si donc il se pouvait, de mettre la main dessus.

Pierre Bergounioux, Le premier mot, Gallimard, p. 45.

Élisabeth Mazeron, 10 mai 2010
dictionnaire

Michael Johnson, à peine fut-il devenu père de famille, semble avoir perdu son talent pour les affaires, et très vite s’ouvre cette grande et pénible tradition familiale des ennuis d’argent, et même de la grande pauvreté, qui accableront pendant des décennies le fils aussi bien que le père. Même le Grand dictionnaire de la langue anglaise, le plus sûr titre de Johnson, avec son édition de Shakespeare et la Vie de Johnson, au souvenir de la postérité, est une œuvre de commande entreprise dans l’espoir d’arriver enfin, grâce à elle, à joindre les deux bouts pour souffler un peu. S’il veut définir fastidieux, Johnson donne comme exemple, dans son dictionnaire :

« Il est fastidieux d’écrire des dictionnaires. »

Renaud Camus, « Breadmarket Street, à Lichfield, Staffordshire. Samuel Johnson », Demeures de l’esprit. Grande-Bretagne I, Fayard, p. 275.

David Farreny, 5 juin 2010
éviter

À ma demande, Léone me parle de cette mystérieuse tranquillité qu’aiment les femmes et dans laquelle elles se réfugient volontiers après les tourments de l’amour, ou pour les éviter. Par « tourments de l’amour », j’entends moins l’attente déçue, les tromperies, la douleur surtout d’être abandonnée, que l’inquiétude qu’une femme ne peut manquer d’éprouver sur sa féminité même, inquiétude qu’un homme qui aime les femmes a du mal à concevoir, et doit à chaque fois faire un effort pour se représenter à nouveau. Tant pour lui, chaque femme incarne cette féminité désirée, espérée, ce trésor que chacune semble posséder et avoir le pouvoir d’accorder ou de refuser. Alors qu’en fait, de l’adolescence à l’âge mûr, face à l’éventuel désir des hommes, aucune n’est assurée de l’avoir : soit qu’elle se sente trop pauvrement dotée à cet égard – les autres ont de plus gros seins, une plus belle peau, un savoir-faire qu’elle n’a pas –, soit que le passage du temps menace de l’en déposséder.

Pierre Pachet, Sans amour, Denoël, p. 75.

Cécile Carret, 13 mars 2011
hop

Il tourne à gauche, sans accélérer, inutile d’accélérer, il aperçoit déjà le ralentisseur.

Boum, hop, boum.

Les organes en souffrent, y compris ceux de l’homme, descente, collapsus anal.

Pour éviter ça il faut freiner juste avant d’aborder la bosse, les amortisseurs s’écrasent, puis relâcher le frein, les amortisseurs se détendent, la voiture boit l’obstacle. Un pli à prendre.

Christian Gailly, Les fleurs, Minuit, p. 25.

Cécile Carret, 2 mars 2012
genre

J’ai pris plusieurs poupées non peintes et non montées. Pour 10 dollars une demi-douzaine. C’est un monde à part qui n’entre pas dans un système de comparaisons. C’est pourquoi au sujet de ces poupées on ne se demande pas si on aime le « genre » ou pas : on les voit, on les emporte.

Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 125.

Cécile Carret, 28 juin 2012
intégrité

Chaque mot de la phrase doit défendre contre tous les autres – qui la menacent – l’intégrité de sa signification.

Éric Chevillard, « vendredi 5 avril 2013 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 5 avr. 2013
mince

Si j’étais différent, me dis-je, ce serait là un jour heureux, car je l’éprouverais sans réfléchir. Je terminerais avec un plaisir anticipé mon travail normal — celui-là même qui est tous les jours pour moi d’une monotonie anormale. Je prendrais l’autobus pour les faubourgs de Benfica, en compagnie de quelques amis. Nous dînerions parmi les jardins, en plein soleil couchant. Notre gaieté serait partie intégrante du paysage, et reconnue comme telle par tous ceux qui pourraient nous voir.

Malgré tout, comme je suis moi, je tire quelque plaisir de ce mince plaisir de m’imaginer comme étant cet autre. Bientôt, ce lui-moi, assis sous un arbre ou une tonnelle, mangera le double de ce que je peux manger, boira le double de ce que j’oserais boire, rira le double de ce que je pourrais jamais rire. Bientôt lui, maintenant moi. Oui, pendant un instant j’ai été différent : j’ai vu, j’ai vécu en quelqu’un d’autre ce plaisir humble et humain d’exister comme un animal en manches de chemise. Grand jour, assurément, que celui qui m’a fait rêver de la sorte ! Jour sublime et tout pétri d’azur, comme mon rêve éphémère de me voir en employé de bureau plein de santé, passant je ne sais où une bien agréable soirée.

Fernando Pessoa, « 34 », Le livre de l’intranquillité (1), Christian Bourgois.

David Farreny, 10 mai 2024
ordre

Si l’on écarte l’origine mythique de la notion de monde, on s’aperçoit qu’elle procède de la longue habitude des humains d’observer la régularité de quelques phénomènes naturels tels que, par exemple, la rotation des planètes, le cycle des saisons, l’alternance du jour et de la nuit, la succession de la vie et de la mort, etc. Or non seulement la perception répétée de ces faits imprime en leur imagination la tenace illusion d’un ordre universel, mais elle les détourne de la cruelle perception du hasard qui tantôt unit les conditions pour qu’une chose existe, tantôt les désunit pour qu’elle n’existe plus ou, tantôt encore, ne les réunit pas pour qu’elle n’existe jamais. À cause du hasard, une chose est ou n’est pas. À cause du hasard, le monde est impossible. De vastes systèmes de phénomènes en interaction apparaissent sans doute dans l’univers, mais cela n’engendre ou n’implique ni équilibre ni stabilité. Puis, donc, que le hasard produit et détruit ou, aussi bien, ne produit pas, comment le définir autrement que comme la pire des causes – causarum pessima ? Mais l’hallucination cosmique est si puissante que, dès qu’un événement jugé inhabituel intervient dans l’univers, au lieu de le considérer dans sa normale contingence, les humains s’empressent d’y voir une exception qui confirme une règle ou une loi : une catastrophe, ou un miracle, relève forcément d’un pourquoi – une cause – et d’un pour quoi – une finalité. Quand un Bergson, venant au renfort de cette superstition populaire, déclare que « le désordre n’est qu’un cas particulier de l’ordre », cela témoigne bien de la force avec laquelle s’exprime le refus de constater et d’admettre le contraire : que l’ordre n’est qu’une forme accidentelle et, même, miraculeuse, du désordre. Et quand les humains, en dépit de l’évidence, s’obstinent à nier le caractère aléatoire de la régularité des phénomènes, cela trahit leur impuissance à se délivrer de l’angoisse de vivre dans le chaos. Un cosmos, tel qu’ils l’imaginent, existerait, ils ignoreraient la crainte comme l’espérance et ne s’adonneraient ni à la religion, ni à la métaphysique – ni à la politique –, expressions de leur désir malheureux de monde, ou, dirait Freud, de leur narcissisme brisé sur les épreuves de la réalité.

Frédéric Schiffter, « Le monde comme désir et comme illusion », Le philosophe sans qualités, Flammarion.

David Farreny, 26 mai 2024

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