Les repas aussi me démantelaient, que je prenais avec eux.
Henri Thomas, Le précepteur, Gallimard, p. 11.
Matins sans peine. Réveils sans âge. On a perdu le compte des rencontres. Les émotions ne se meuvent plus. Le récent engorgeant savoir en une nouvelle paisible ignorance s’est mué. Personne sur le seuil. Mon bassin de retenue est silencieux. J’entends le chant tout simple, le chant de l’existence, réponse informulée aux questions informulées.
Henri Michaux, « Vents et poussières », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 210.
Asthénie profonde, noire, qui engendre des pensées désespérantes et que je m’explique mal. Nous sommes rentrés depuis une semaine. Je dors convenablement, ne souffre de rien, à ma connaissance. Et je sens, au réveil, que la nuit ne m’a pas livré l’habituel contingent de forces neuves qu’on trouve au seuil de la journée. Il faut en être privé pour découvrir que c’était, là encore, un des bienfaits sans nombre qui nous furent prodigués. La lucidité qui vient, avec l’âge, n’est jamais que le revers des pertes successives. Proust a dit ça : « Nos idées sont le succédané de nos chagrins. » C’est le déclin, la mort qui s’apprête, chaque jour, qui nous révèlent, après coup, l’étendue des richesses, la surabondance de biens qui nous sont alloués, à l’origine, et que nous dilapidons gaiement.
Pierre Bergounioux, « lundi 8 août 1994 », Carnet de notes (1991-2000), Verdier, p. 459.
Pourquoi ne pouvons-nous pas tout arrêter, nous rendre invisible, inaudible, saborder tout contact avec le siècle ? À cause de l’absurde espérance, bien sûr : elle nous force à maintenir ouverts les canaux qui nous relient à lui ; car le départ est impossible à faire, en eux, de ce qui ne peut que nous importuner affreusement, la bureaucratie d’exister, tellement paperassière, elle aussi, tatillonne, dure d’oreille, et du miracle qui nous rendrait la paix. Aussi sommes-nous forcés de laisser tourner les machines d’être au monde, mais à leur régime le plus doux, le plus simple. Toute phrase est encore trop : ce qu’écrivant je parle nécessaire d’un autre, de l’autre, puisque je ne cesse, pour ma part, d’en sécréter sans y penser, comme on voit.
Renaud Camus, Le lac de Caresse, P.O.L., pp. 34-35.
C’est le côté pascalien du Castor : l’univers peut m’écraser mais il ne le sait pas. Et ma victoire sur lui est infinie, parce que je pense, et parce que je veux.
Danièle Sallenave, Castor de guerre, Gallimard, p. 335.
On dispute à l’obscurité, au froid, à la facilité qu’il y aurait à ne pas se soucier de savoir le peu de chaleur, la médiocre clarté qu’enferme un sac de peau. On repousse l’invite de la terre qui n’arrête pas de nous tirer à elle, de vouloir de toute sa masse qu’on abandonne, qu’on s’affale comme un sac, inerte, oublieux, chose étendue parmi les choses étendues dont sa surface est jonchée.
Mais il y a le temps, la coulée diaphane où dérivent les choses, où tournoient la neige, les soleils, où nous aurons passé, tous, mais successivement, le second en premier lieu, puis le premier quand un enfançon s’ébroue dans la lumière. Et ça, on n’est pas de force à s’y opposer, aurait-on la puissance de cent mille chevaux, la hauteur des collines, des siècles à durer.
Pierre Bergounioux, L’orphelin, Gallimard, pp. 162-163.
Il fut un temps, camarades,
où nos pieds enfonçaient dans la terre comme le fer à charrue,
la sève nous prenait pour un arbre, y montait
les oiseaux nous prenaient pour des toits, s’y nichaient,
et la femme venait à nous, nous prendre la semence
pour en faire je ne sais quoi —
Étions-nous donc des dieux ?
Il fut un temps, camarades,
où le sanglot des hommes monta jusqu’à nos reins
le fruit était-il donc véreux ?
le mal était-il incurable ?
Ah, il fallait jeter des ponts sur les rivières
arracher le secret aux herbes, aux entrailles
des choses —
inventer, oublier des quantités de choses !
Si ce monde est mauvais que de mondes
à naître ! Nous y pourvoirons.
Il fut un temps, camarades,
où nous nous sommes usés au monde,
où nos regards en y entrant se sont tordus comme clous
la vieillesse, la solitude,
savez-vous ce que c’est ? et l’affreuse nouvelle
qu’on meurt sur les saisons ?
Allez, allez, il faut s’agripper à la vie !
Et la vie s’est effondrée comme un plancher pourri
et la noce des jours est tombée dans la cave
avec ses musiciens aveugles…
Je ne songeais pas, camarades,
qu’un jour nous referions ce voyage d’Ulysse
les bourses vides. Il fut un temps
où nous ne songions pas que notre soif des hommes
et notre soif d’éternité
ne feraient plus qu’une poignée
de fiente, à peine chaude
— d’oiseaux.
Benjamin Fondane, « Ulysse », Le mal des fantômes, Verdier, pp. 68-69.
Mais avant tout nous poursuivions notre travail sur le langage, car nous reconnaissions dans la parole l’épée magique dont le rayonnement fait pâlir la puissance des tyrans. Parole, esprit et liberté sont sous trois aspects une seule et même chose.
Ernst Jünger, Sur les falaises de marbre, Gallimard, p. 85.
F. a annoncé son arrivée par quelques lignes. Je ne la saisis pas, elle est extraordinaire, ou plutôt, je la saisis, mais je ne peux pas la tenir. Je cours autour d’elle en aboyant comme un chien nerveux autour d’une statue, ou encore, pour montrer l’image contraire, tout aussi vraie : je la regarde comme l’animal empaillé contemple l’être humain vivant paisiblement dans sa chambre. Demi-vérités, millièmes de vérités. Seul est vrai le fait que F. viendra probablement.
Franz Kafka, « Lettre à Max Brod (mi-septembre 1917) », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 796.
Comment se sentir en sécurité alors que le suicide est toujours possible ?
Éric Chevillard, « jeudi 4 septembre 2014 », L’autofictif. 🔗
Des corrélations entre topos et macrotopos
Des éléments suprasegmentaux,
Délivre-nous, Seigneur.
[…]
Du vocoïde,
Du vocoïde nasal pur ou sans occlusion consonantique,
Du vocoïde bas et du semi-vocoïde homorganique,
Délivre-nous, Seigneur.
[…]
Du programme épistémologique dans l’œuvre,
De la dimension épistémologique et de la dimension dialogique,
Du substrat acoustique du culminateur,
Des systèmes générativement compatibles,
Délivre-nous, Seigneur.
[…]
Des apparitions de Chomsky, de Mehler, de Perchonock
De Saussure, Cassirer, Troubetzkoy, Althusser
De Zolkiewsky, Jacobson, Barthes, Derrida, Todorov
De Greimas, Fodor, Chao, Lacan et caterva
Délivre-nous, Seigneur.
Carlos Drummond de Andrade, Exorcisme.