tourmenté

Lorsque j’avais six ou sept ans, j’étais constamment tourmenté par un certain genre de cauchemars récurrents dans lesquels une race d’entités monstrueuses (que j’avais surnommées « les Maigres Bêtes de la Nuit » — je suis incapable de me souvenir d’où j’avais bien pu tirer ce nom…) s’attaquaient systématiquement à mon ventre (mauvaise digestion ?) pour m’emporter sur des lieues d’air noir au-dessus d’horribles cités mortes. À chaque fois, elles m’amenaient dans un vide grisâtre au fond duquel j’apercevais les sommets en aiguilles d’énormes montagnes. Puis elles me laissaient tomber… et, alors que j’étais entraîné dans un plongeon digne d’Icare, je me réveillais dans un tel état de panique que la simple idée de me rendormir me remplissait de terreur. Les « Maigres Bêtes de la Nuit » étaient des choses noires, fines et caoutchouteuses, affublées de cornes, de queues barbelées, d’ailes de chauves-souris, et totalement dépouvues de visage. De toute évidence, ces visions étaient la conséquence embrouillé des dessins de Doré (en particulier ceux illustrant Le Paradis perdu) qui me fascinaient tant lorsque j’étais éveillé. Ces choses ne parlaient pas et la seule véritable torture qu’elles m’infligeaient était l’habitude qu’elles avaient de me chatouiller l’estomac (toujours cette histoire de digestion) avant de m’emporter et de plonger en piqué avec moi. J’avais le vague sentiment qu’elles vivaient dans de noirs terriers criblant le sommet d’une haute montagne située dans un endroit inconnu. Il me semblait qu’elles arrivaient toujours par groupe de vingt-cinq ou de cinquante et qu’elles se repassaient ma personne de l’une à l’autre. Nuit après nuit, je revivais la même horreur avec quelques rares variantes sans importance… mais jamais il ne m’arriva de percuter les pics hideux avant de me réveiller.

Howard Phillips Lovecraft, Correspondance.

Guillaume Colnot, 17 juil. 2002
vérité

D. un soir à Montluçon, of all places, au dos de la reproduction d’une icône (car la vérité n’a aucun souci de vraisemblance) : « Thanks for a beautiful day. On souviendra… ». Ce qui déchire le cœur et les années, c’est la faute de français.

Renaud Camus, « vendredi 13 juin 1980 », Journal d’un voyage en France, Hachette/P.O.L., p. 501.

David Farreny, 9 août 2005
contrecoup

Je reprends la plume et pose bientôt le point final. Quatre mois de travail. Il aurait fallu faire plus long. J’ai repoussé de nombreux possibles, élidé des incidentes, mu par l’inavouable désir d’être quitte de la peine d’écrire. Et comme si ce n’était pas assez de ce remords qui empoisonne la fin que je viens d’atteindre, la paix que j’escomptais, j’ouvre sottement Lumière d’août, pour voir, comme ça, de combien d’années-lumière je suis éloigné de la perfection à laquelle Faulkner s’est élevé il y a déjà un demi-siècle. Le contrecoup me laisse en morceaux.

Pierre Bergounioux, « jeudi 25 septembre 1986 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 534.

David Farreny, 20 avr. 2006
drap

On voudrait repousser soi comme on repousse un drap. On voudrait crever sa peau et glisser comme un poisson dans la lumière. On voudrait un temps unique qui ne sépare de rien. Qui nous a mis ça en tête ? On voudrait nager tout entier dans le corps d’une femme, pour ne plus penser. Qui nous a mis ça en tête ? On voudrait mille autres choses de moindre importance, pour tuer l’orgueil démesuré. On ne voudrait plus attendre, s’affaler sur l’autre rive où miroite sous la frondaison un sable blond comme miel. Qui nous a mis ça en tête ? On voudrait ce que des milliards d’hommes n’ont pas même osé rêver. Par misère ou par pudeur.

Jean-Pierre Georges, Aucun rôle dans l’espèce, Tarabuste, p. 95.

Élisabeth Mazeron, 28 juin 2006
monolithe

L’école du respect ignore superbement les distinctions fondatrices du respect de l’école. La réalité humaine qu’elle prend en charge est tout d’une pièce. La culture dont elle est occupée n’est plus une ascèse personnelle et une destination commune, c’est une origine particulière et un intouchable prédicat. Ce n’est plus un cheminement ou un arrachement, c’est un monolithe. Ce n’est plus le soin de l’âme — car l’âme a rendu l’âme — c’est une déclaration d’identité. Alors même qu’il est confronté à la violence de l’être brut notre monde abandonne la culture de l’être pour l’apologie culturaliste de l’être-soi.

Alain Finkielkraut, « Sauve qui peut le respect », L’imparfait du présent, Gallimard, pp. 252-253.

Élisabeth Mazeron, 9 janv. 2010
exagération

Le seul témoin qui me resta de cette époque fut une photographie de mes parents, représentés tous deux en costumes surannés, la main dans la main, avec, aux yeux, un regard naïf de bonheur rengorgé ; elle avait été faite, en signe d’orgueil, peu de jours après ma venue, et le cliché en était détruit. Je l’avais moi-même décrochée du mur paternel, déjà jaunie, et je lui vouais un respect et des soins tout particuliers.

Qu’est-elle devenue ?

Je l’aimais sans doute avec exagération, car je l’ai si bien cachée un jour, que jamais plus je ne l’ai retrouvée.

Félix Vallotton, La vie meurtrière, Phébus, p. 17.

David Farreny, 13 juil. 2010
confettis

Adorer un seul Dieu, ne servir qu’un seul Prince. Or l’amour de la culture aussi est un monothéisme. À l’école, on appelait cet Universel la culture « générale ». Et l’on apprenait que le passage du polythéisme au monothéisme avait été décisif. La loi du Père contre la pullulation des idoles.

Que dire alors du chemin inverse ? Atomisée, pulvérisée, « éclatée », « explosée », la culture ne cesse de retomber en cotillons et confettis. On dit désormais « culture » pour dire la petite religion du local, le triomphe de la proximité, le goût du particulier, le denier du culte, le chatouillis idiosyncrasique, le jargon de la secte, le verlan des banlieues, l’habitus domestique, la manie du quidam, la dévotion du gri-gri, la prière aux lares, l’islamo-bouddhisme en dix leçons, le port du pantalon effrangé, l’araignée dans le plafond, l’exotisme culinaire, l’apprentissage des patois disparus, le double anneau dans le nez, les sports de l’extrême, l’exhibition de l’unicum anatomique, la fièvre obsidionale, Proust en trois cents mots, le règlement d’entreprise, le grillon du foyer, la lecture pour illettrés, le musée pour aveugles, le vu à la télé, le Campus pour tous et le voyage aux îles…

Au nom de l’Autre, mais non d’autrui, la culture de proximité, non du prochain, avec son tutoiement obligatoire, soumet chacun, non sans hargne, à la singularité linguistique, à la particularité ethnique, à l’entomologie vestimentaire, à la tératologie physiologique, à l’idiotisme psychologique, à la marginalité comportementale, au vocabulaire inouï, aux syntaxes extravagantes, aux décibels d’enfer. À chacun sa culture, donc, collages saugrenus de débris, de vestiges, de fonds de pot ou de tiroir, mœurs de flibustiers pullulant autour d’un naufrage.

Jean Clair, « La culture du ministère », Journal atrabilaire, Gallimard, pp. 72-73.

David Farreny, 21 mars 2011
ville

Toute ville est une hypothèse que l’intelligence déploie autour d’une rue.

Nicolás Gómez Dávila, Notas, p. 117.

David Farreny, 20 mai 2015

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