La discipline, c’est d’aimer ce qu’on aime.
Georges Perros, Papiers collés (1), Gallimard, p. 65.
On peut sortir de l’ennui ou essayer d’en faire sortir autrui en (se) proposant une activité, une relation ; en interprétant l’ennui comme un appel (comme on le dit de certains suicides) : appel à l’aide, appel du vide à ce qui pourrait le remplir.
Quand on agit ainsi, on suppose qu’il est bon non seulement de sortir de l’ennui, mais de se détourner de lui.
Pierre Pachet, Sans amour, Denoël, p. 45.
« Technicien de la révolution » : cette qualification à part permet bien sûr d’échapper à toute classe. Un révolutionnaire, même éduqué, même d’origine bourgeoise, est un « ancien peuple ». Il est aux côtés des paysans et des ouvriers. Son travail de révolutionnaire le transforme et le sauve, le rapproche de l’ancien royaume Khmer et de l’idéal communiste.
Cette qualification montre d’emblée la fausseté – pire : la réversibilité – des classes définies par les Khmers rouges. Qu’est-ce qu’un paysan ou un ouvrier, qu’est-ce qu’un médecin, un avocat ou un « féodal »… si certains intellectuels échappent à leur classe ? S’ils sont lavés par l’Angkar de leur impureté originelle ? S’ils échappent à la rééducation ou à la mort ? Définir les êtres, les classer, c’est les réduire au classement même – autrement dit : à son désir. Définir les êtres, ce n’est pas travailler à la justice, à l’égalité, à la liberté, ce n’est pas préparer un horizon de lumière. C’est organiser l’anéantissement.
Rithy Panh, L’élimination, Grasset, p. 96.
J’ai quand même pris la peine d’aller voir à quoi elles ressemblaient, rapporté de la limonite, des silex rubanés. Un jour que je me rendais au Pays Basque, j’ai fait halte à Monpazier. La place centrale de la bastide est pavée de gros rognons de calcédoine bleutée, dont quelques-uns étaient déchaussés. Le lendemain, à Bayonne, j’ai déniché de jolis cristaux de calcite verte dans des blocs du front de mer détachés par la houle. À la fin de la même semaine faste, juste avant de repartir, une dernière sortie sur un dépôt sidérolithique, vers Puy-d’Arnac, m’a livré des agates brutes, du jaspe moucheté, de longs cristaux aciculaires de tourmaline noire et une hache polie, intacte, de serpentine verte, qui pointait d’un centimètre ou deux hors de l’argile retournée, sous des noyers. Comme dans Lancelot du Lac, mais à l’envers, une main enfouie sous la terre me tendait cette merveille du fond du néolithique.
Pierre Bergounioux, Géologies, Galilée, pp. 32-33.
Il fut un temps, camarades,
où nos pieds enfonçaient dans la terre comme le fer à charrue,
la sève nous prenait pour un arbre, y montait
les oiseaux nous prenaient pour des toits, s’y nichaient,
et la femme venait à nous, nous prendre la semence
pour en faire je ne sais quoi —
Étions-nous donc des dieux ?
Il fut un temps, camarades,
où le sanglot des hommes monta jusqu’à nos reins
le fruit était-il donc véreux ?
le mal était-il incurable ?
Ah, il fallait jeter des ponts sur les rivières
arracher le secret aux herbes, aux entrailles
des choses —
inventer, oublier des quantités de choses !
Si ce monde est mauvais que de mondes
à naître ! Nous y pourvoirons.
Il fut un temps, camarades,
où nous nous sommes usés au monde,
où nos regards en y entrant se sont tordus comme clous
la vieillesse, la solitude,
savez-vous ce que c’est ? et l’affreuse nouvelle
qu’on meurt sur les saisons ?
Allez, allez, il faut s’agripper à la vie !
Et la vie s’est effondrée comme un plancher pourri
et la noce des jours est tombée dans la cave
avec ses musiciens aveugles…
Je ne songeais pas, camarades,
qu’un jour nous referions ce voyage d’Ulysse
les bourses vides. Il fut un temps
où nous ne songions pas que notre soif des hommes
et notre soif d’éternité
ne feraient plus qu’une poignée
de fiente, à peine chaude
— d’oiseaux.
Benjamin Fondane, « Ulysse », Le mal des fantômes, Verdier, pp. 68-69.
Au fait, est-ce que tu as vu hier à la télévision le reportage sur les personnes seules ?
La femme : « Je ne me souviens que du moment où l’interviewer a dit à quelqu’un : “Racontez donc une histoire de solitude !” et l’autre est resté muet. »
Peter Handke, La femme gauchère, Gallimard, p. 40.
Mais comme il est arrivé aussi, dans les chaleurs du sud, qu’on manque de pierres parmi les sables, on a inventé la brique pour se construire d’abord des temples et des palais, des remparts et des ziggourats, puis tout naturellement des ponts. Le recours à cette brique permettant de nouveaux équilibres et supposant de nouveaux systèmes de construction, on a fini par imaginer l’arc, quelque sept mille années avant Gluck. L’arc est assurément ce qu’on a trouvé de mieux, ce qui allait tout changer, c’était une invention avec laquelle on était loin d’en avoir fini, il y en a quelques-unes comme ça dans le genre de la roue.
Jean Echenoz, « Génie civil », Caprice de la reine, Minuit, p. 59.