salut

Il sait dire bonjour le matin, à midi, après midi, bonne nuit, au revoir, en bambara, il sait dire merci, soleil, argent — quelle pitié ! C’est un enfant, il commence à peine à parler, et déjà on le lâche en Afrique ! Oreille rouge rend leur salut à tous les passants. Il harcèle les gamins avec ses crayons, ses ballons. Il répond lui aussi en agitant le bras aux joyeux moulinets de cette fillette qui, à mieux y regarder, secoue sa salade.

Éric Chevillard, Oreille rouge, Minuit, p. 52.

David Farreny, 20 nov. 2005
abstrait

Je suis abstrait et ne saurais pour le moment régler ma vie.

Vincent van Gogh, « Arles, avril 1889 », Lettres à son frère Théo, Gallimard, p. 485.

David Farreny, 2 juil. 2009
attirer

Il retira lentement son bras et ils restèrent assis un moment en silence jusqu’à ce que Frieda, comme si le bras de K. lui avait donné une chaleur dont elle ne pouvait plus maintenant se passer, lui dit :

« Je ne supporterai pas cette existence ici. Si tu veux me garder il faut que nous partions, allons n’importe où, dans le Midi de la France, en Espagne. — Je ne veux pas émigrer, dit K. Je suis venu ici pour y rester. J’y resterai. » Et par une contradiction qu’il ne se donna pas la peine d’expliquer, K. ajouta comme pour lui-même : « Qu’est-ce qui aurait bien pu m’attirer vers ce morne pays sinon le désir d’y rester ? »

Franz Kafka, « Le château », Œuvres complètes (1), Gallimard, pp. 631-632.

David Farreny, 22 oct. 2011
déchiré

Je crois que cette insomnie tient uniquement au fait que j’écris. Car si peu et si mal que j’écrive, il n’en reste pas moins que ces petits ébranlements m’éprouvent ; je sens, vers le soir et surtout le matin, l’approche, la possibilité imminente de grands états exaltants qui me rendraient capables de tout, mais ensuite, au milieu du bruit général qui est en moi et auquel je n’ai pas le temps de donner des ordres, je n’arrive pas à trouver le repos. En fin de compte, ce bruit n’est qu’une harmonie réprimée, contenue, qui, laissée libre, me remplirait entièrement, plus même, pourrait me dilater sans cesser de me remplir. Mais pour l’instant, à côté des faibles espoirs qu’il fait naître, cet état ne me fait que du mal, ma nature ne disposant pas d’une compréhension suffisante pour supporter l’actuel mélange ; pendant le jour, le monde visible me vient en aide, la nuit, rien ne s’oppose à ce que je sois déchiré.

Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 89.

David Farreny, 7 oct. 2012
parer

J’entendis plus tard frère Othon dire de nos jours passés chez les Maurétaniens, qu’une erreur ne devient une faute que si l’on persiste en elle. Ce propos me semblait encore plus vrai, quand je songeais à la situation où nous nous trouvions alors, à l’époque où cet ordre nous attirait. Il est des temps de décadence, où s’efface la forme en laquelle notre vie profonde doit s’accomplir. Arrivés dans de telles époques, nous vacillons et trébuchons comme des êtres à qui manque l’équilibre. Nous tombons de la joie obscure à la douleur obscure, le sentiment d’un manque infini nous fait voir pleins d’attraits l’avenir et le passé. Nous vivons ainsi dans des temps écoulés ou dans des utopies lointaines, cependant que l’instant s’enfuit. Sitôt que nous eûmes conscience de ce manque, nous fîmes effort pour y parer. Nous languissions après la présence, la réalité, et nous serions précipités dans la glace, le feu ou l’éther pour nous dérober à l’ennui.

Ernst Jünger, Sur les falaises de marbre, Gallimard, p. 35.

Cécile Carret, 27 août 2013
effronterie

Alors que d’habitude je changeais constamment de pas, m’écartais à contretemps, me heurtais, je marchais maintenant avec les autres, et chacun de mes pas, si inhabituelle que fût la densité humaine, trouvait du jeu sur l’asphalte. Enfin je ne trottais ni ne traînais les pieds (comme tous dans les couloirs de l’internat), mais avais ma démarche, avançais en me balançant sur la plante des pieds qui déroulait, sensible, la succession des orteils, du métatarse et du talon, envoyais au passage de petits objets sur le côté, avec le sentiment d’effronterie tranquille qui, je l’éprouvai alors dans le recommencement, avait autrefois caractérisé mon enfance.

Peter Handke, Le recommencement, Gallimard, p. 104.

Cécile Carret, 8 sept. 2013
style

Nous aimons, de livre en livre, retrouver l’auteur tel qu’en lui-même – Proust, Beckett, Nabokov, Gombrowicz, Arno Schmidt : trois lignes et ils sont là, c’est aussi net, aussi patent qu’un visage, une silhouette, une démarche, le style impose une présence. Ces écrivains-là ne s’effaceront pas pour laisser vivre des personnages ; ces derniers resteront très exactement des figures de style – et ma foi, ils me paraissent pour autant aussi bien campés que ceux des romanciers modernes et même ectoplasmiques qui préfèrent emprunter leurs caractères à la réalité et voudraient nous persuader de leur existence sociale. D’ailleurs, ils leur échappent souvent et, à les en croire, la police doit se mettre en planque dans les gares pour appréhender ces fugueurs.

Or c’est agaçant, le style est de plus en plus souvent tenu pour une afféterie, un luxe insouciant, une preuve d’insincérité, de fausseté, de futilité. Si l’écrivain s’est vraiment blessé, qu’il se contente de crier « aïe ! », on le comprendra. Certes, mais l’intérêt de sa contribution m’échappe un peu.

Le style est un appendice physique de l’écrivain, c’est encore son corps. Ce dernier meurtri, molesté, attaqué par la maladie, le style en sera le dernier membre sain. Dans L’Ardoise magique, carnet du cancer qui va l’emporter, Georges Perros écrit : Nuits difficiles, assis, comme dans un carrosse en route vers l’autre nuit, l’autre noir. Aïe, aïe, aïe, donc. Oui, mais non, en l’occurrence, c’est Georges Perros qui meurt.

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 89.

Cécile Carret, 24 fév. 2014
peur

Elles l’ont vu avoir peur comme tant d’autres qu’elles ont oubliés, et nous-mêmes l’aurions oublié s’il n’avait eu que sa peur.

Pierre Michon, « Dieu ne finit pas », Maîtres et serviteurs, Verdier, p. 13.

David Farreny, 26 fév. 2014
miroir

C’est en retrouvant le visage d’un autre depuis quelques temps « perdu de vue » que nous prenons parfois conscience d’avoir vieilli. Passé un certain âge, il ne faudrait jamais s’éloigner trop longtemps de ceux ou celles que l’on est destiné à revoir : ils en profitent pour vieillir sans prévenir et ressurgissent soudain comme le miroir indélicat de notre propre décrépitude. On se rassure éventuellement entre intimes plus constamment proches : « Il a pris un sacré coup de vieux… », mais le cœur n’y est pas, on lui en veut presque, on se demande s’il n’est pas malade ; on cherche une explication.

Marc Augé, Une ethnologie de soi. Le temps sans âge, Seuil, p. 119.

Cécile Carret, 21 avr. 2014
vérité

— Ne me ménagez pas, dites-moi la vérité.

— Vous ne pouvez pas l’entendre, vous êtes trop orgueilleux pour accepter une vérité qui ne blesse ni ne loue.

Jean-Pierre Georges, « Jamais mieux (3) », «  Théodore Balmoral  » n° 71, printemps-été 2013, p. 119.

David Farreny, 30 juin 2014

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