fonds

En tout cas, il y a eu un temps où j’avais bien vivant dans ma tête un stock passionnel et très simple de matériaux, substance de mon expérience, destiné à être amené par l’expression poétique à une clarté et à une détermination organiques. Et, imperceptiblement mais inévitablement, chacune de mes tentatives se rattachait à ce fonds et, si extravagant que fût le noyau de chaque nouveau poème, jamais il ne me sembla que je m’égarais.

Cesare Pavese, Le métier de vivre, Gallimard, p. 14.

David Farreny, 24 mai 2003
remarque

Je remarque que la douleur abrutit, abêtit, écrase.

Cesare Pavese, Le métier de vivre, Gallimard, p. 119.

David Farreny, 24 mai 2003
grimace

Les années passant, je me suis mis à mal supporter les dîners à plus de quatre convives où, le vin aidant, propos et attitudes finissent toujours par se décaler, fût-ce légèrement, pour derrière la façade aimable d’un ami très cher, faire place à la grimace plus ou moins supportable d’un parfait inconnu. J’ai donc pris le risque de passer pour un triste sire, m’étant aperçu que je n’avais nulle envie de découvrir chez les autres quoi que ce soit qu’ils n’aient eu expressément envie de me dire.

Mathieu Riboulet, Un sentiment océanique, Maurice Nadeau, p. 10.

Élisabeth Mazeron, 13 oct. 2007
temps

Quand rien ne vient, il vient toujours du temps,

du temps,

sans haut ni bas,

du temps,

sur moi,

avec moi,

en moi,

par moi,

passant ses arches en moi qui me ronge et attends.

Le Temps.

Le Temps.

Je m’ausculte avec le Temps.

Je me tâte.

Je me frappe avec le Temps.

Je me séduis, je m’irrite…

Je me trame,

Je me soulève,

Je me transporte,

Je me frappe avec le Temps…

Oiseau-pic.

Oiseau-pic.

Oiseau-pic.

Henri Michaux, « Passages », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 335.

David Farreny, 12 mars 2008
callipyge

Au-delà de toute rougeur, ses mots étaient une honte pure, comme la marque fraîche qui brûlait dans le froid. « Que font-ils du corps ? » repris-je, dans la même exaltation. Elle hésita, la voix aiguë jaillit et se brisa net, sa bouche était sèche ; et dans un souffle, baissant les yeux : « Je suppose qu’ils le donnent aux chiens. » Le morceau de viande se déchira, ses mains se raidirent dans la poche du carrick, elle frémit. Son menton tremblait.

Elle redevint la femme qui vendait des Marlboro au jeune instituteur et faisait comme elle pouvait sa vie à Castelnau. Elle existait. La grande callipyge est une pauvre femme.

Pierre Michon, La Grande Beune, Verdier.

Cécile Carret, 21 fév. 2009
chafouin

Arrêtons-nous quelques instants sur le jeune Angus Napier. C’est un garçon de petite taille à l’air apeuré quoique dangereux, sournois bien qu’une innocence parfois égarée dans son regard, naïve et butée comme celle d’un ange, fasse concurrence à cet aspect chafouin et donne l’impression d’un enfant assez fou, capable de torturer quelqu’un à mort tout en le serrant en larmes contre lui, lui vouant son amour et sa vie entre deux séances au fer rouge – plagiant ainsi, donc, par anticipation l’habitus de l’acteur Elisha Cook Junior qui va naître à San Francisco dans dix ans, comme Richard Widmark un 26 décembre, avant de venir grandir ici même à Chicago, puis d’aller déployer à Hollywood ses talents de comédien de second plan.

Jean Echenoz, Des éclairs, Minuit, p. 65.

Cécile Carret, 9 oct. 2010
Tchouktches

Pourquoi les Tchouktches ne quittent-ils pas leur terrible pays ? En comparaison de leur vie actuelle et de leurs désirs actuels, ils vivraient mieux partout ailleurs. Mais ils ne le peuvent pas ; car tout ce qui est possible arrive ; seul est possible ce qui arrive.

Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 330.

David Farreny, 28 oct. 2012
phrase

Tant que la phrase n’est pas écrite, tout reste à vivre.

Éric Chevillard, « vendredi 26 avril 2019 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 8 mars 2024
mégalomane

Le mégalomane n’est si vindicatif qu’en raison de son incapacité à prendre en amitié son moi flétri par le temps, bousculé par le hasard, courtisé par la camarde. Ce mortel n’admet pas de puer le cadavre de son vivant. Pour s’embaumer et embaumer, il se tricote alors une légende d’homme incarnant « toute la vérité de la nature ». Et c’est en ce seyant équipage de momie qu’il en remontre aux vivants.

Frédéric Schiffter, « 26 », Contre Debord, Presses Universitaires de France.

David Farreny, 5 mai 2024
épistolomanie

Voilà comment j’ai contracté cette étrange maladie qu’on pourrait appeler épistolomanie. C’était il y a deux ans, quand la vodka suscitait de longues et soudaines files d’attente, et qu’on nous rendait la monnaie en timbres-poste. […] Que pouvait bien faire un homme vivant à l’écart des autres, loin de tous, avec des timbres ? Ces petits rectangles dentelés et collants destinés à ceux qui communiquent, rapprochent leurs cœurs, se collent les uns contre les autres. J’avais accumulé une bonne quantité de timbres. Ils étaient mis de côté, à l’écart, au bout de la table. Et ils voulaient travailler, être compris. Je ne sais trop comment – j’étais à moitié saoul – j’ai séparé leurs dentelures et j’ai décidé (nous autres, les ivrognes, nous ne sommes pas de mauvaises gens) de faire plaisir à un timbre.

Sigismund Krzyzanowski, Rue Involontaire, Verdier, p. 14.

Cécile Carret, 6 mai 2024
compagnie

Jour après jour, week-end après week-end, j’enviais secrètement l’aptitude de mes amis à s’amuser ensemble et les méprisais pour ne pas envier mon inaptitude à m’amuser avec eux. Je m’en voulais surtout de mon impuissance à planter là leur ennuyeuse compagnie, effrayé encore et toujours de penser qu’ayant été de trop, je ne manquerais à personne. Mais je sentais venir la rupture.

Frédéric Schiffter, « Je chute, donc je pense », Pensées d'un philosophe sous Prozac, Milan.

David Farreny, 12 mai 2024

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