Elle savourait l’absence totale d’aventures. Aventure : façon d’embrasser le monde. Elle ne voulait plus embrasser le monde. Elle ne voulait plus le monde.
Milan Kundera, L’identité, Gallimard, p. 56.
Tu es la cave fermée
au sol de terre battue,
où l’enfant est entré
une fois, les pieds nus,
et sans cesse il y pense.
Tu es la chambre sombre
qu’on évoque sans cesse,
comme l’ancienne cour
où l’aube se levait.
Cesare Pavese, La mort viendra et elle aura tes yeux, Gallimard, pp. 194-195.
Veuillez ne pas régler mon visage
Le défaut est en moi
Ma bouche est une forêt après l’incendie
Mon cœur un petit squelette de poisson
Elles sont belles ces cicatrices
C’est mon visage
La mort est le récit de la mort
La tête qui tombe de la guillotine pense
« Ce n’est qu’un instant »
L’animal blessé fuit et la mort court à ses côtés
Ensuite c’est la monotonie intense
Tel un disque rayé
rayé
rayé
Ainsi s’approche-t-on de la monstrueuse utopie que j’ai toujours en frémissant caressée, un journal qui serait la vie, la remplirait tout entière, se substituerait à elle. Les lignes sont la couleur même du temps, la vie est l’écriture même, biographie, graphobie. Ce n’est plus de la littérature que relève l’entreprise, à supposer qu’elle y ait appartenu jamais ; à moins que la littérature n’ait précisément cette fin, et ne soit justement cela, cette impérialiste totalité qui tend au monde un miroir sans tain, qu’elle emplit tout entière ; non par la beauté de ses phrases, mais par le seul effet de leur masse.
Un lecteur ? Mais lui-même et tout son temps seraient happés par l’absurde projet de lire ces pages. Son existence ne coïnciderait plus qu’avec ce papier ; sauf s’il n’observait, de ces phrases, que leur accumulation en cahiers, en volumes, et s’il avait le moyen de s’assurer, par le biais d’un index, qu’elles ne sont pas méandres abstraits de la plume et de l’encre, mais que des sens les ont bien habitées, que des colères, des coïncidences et des joies les ont dictées, qu’elles ont prétendu, sans trop y croire, refléter des heures, des humeurs, des villes, de vagues opinions, des états de ciel et de l’âme. Le monde ? Allons donc ! Une table, une fenêtre, une table près d’une fenêtre, et la vue, les vues.
Renaud Camus, « mardi 26 mai 1987 », Vigiles. Journal 1987, P.O.L., pp. 232-233.
Adossé au comptoir de la Brasserie-Noire, je bois un demi ; à partir d’aujourd’hui, te voilà seul, mon bonhomme, tu dois faire face tout seul, te forcer à voir du monde, t’amuser, te jouer la comédie aussi longtemps que tu t’accrocheras à cette terre ; à partir d’aujourd’hui ne tourbillonnent plus que des cercles mélancoliques… En allant de l’avant tu retournes en arrière, oui : progressus ad originem et regressus ad futurum, c’est la même chose, ton cerveau n’est rien qu’un paquet d’idées écrasées à la presse mécanique.
Bohumil Hrabal, Une trop bruyante solitude, Robert Laffont, p. 109.
Les objets français contribuaient à me rassurer, ils avaient quelque chose de grêle, de gai, de moins « sérieux » que les objets allemands. Les bicyclettes par exemple étaient fines et légères, elles ressemblaient aux allumettes. Les autos paraissaient plus hautes sur pattes, on eût dit de vieilles dames de bonne famille. Il y avait en France des barrières de ciment qui imitaient les troncs d’arbres avec nœuds dans le bois et écorce et des allumettes qui s’enflammaient quand on les frottait sur le pantalon. Les pièces de monnaie avaient un trou au milieu. C’était un peu comme en Italie, tout semblait plus maigre, plus alerte, plus rapide qu’en Allemagne.
Georges-Arthur Goldschmidt, La traversée des fleuves. Autobiographie, Seuil, p. 171.
Que la crainte, l’affliction, la désolation existent en ce monde, il le comprend, mais seulement dans la mesure où ce sont là des sentiments vagues et généraux qui passent en rasant la surface. Tous les autres sentiments, il les nie, il prétend que ce que nous appelons ainsi n’est qu’illusion, conte de fées, mirage de l’expérience et de la mémoire.
Comment en serait-il autrement, pense-t-il, puisque les événements réels ne peuvent jamais être rejoints, et moins encore dépassés par notre sentiment ? Nous ne les vivons qu’avant ou après l’événement réel, qui passe dans la hâte incompréhensible de l’élémentaire, ce sont des fictions qui s’apparentent au rêve et se limitent à nous. Nous vivons dans le silence de minuit et l’expérience du lever et du coucher du soleil, nous la faisons selon que nous nous tournons vers l’est ou vers l’ouest.
Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 502.
L’œil creux, la lèvre mince, violacée, trois dents grises.
Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 110.
Que va faire ce petit chemin dans la forêt ?
Éric Chevillard, « dimanche 16 mars 2014 », L’autofictif. 🔗
Vos maisons, vos jardins, vos propriétés… vôtres tout autant que miennes par la vitre du train à grande vitesse.
Éric Chevillard, « samedi 10 mai 2014 », L’autofictif. 🔗
Une dernière question : Georges Lukács n’a-t-il jamais, au grand jamais, envisagé que, quand la justice sociale sera enfin établie, quand chacun travaillera dans la dignité sans plus être exploité, sera pourvu selon ses besoins, etc., alors, comme l’écrit une adepte de Schopenhauer, Janine Worms, « tout écran aboli devant la catastrophe de notre condition, les “heureux” se battront pour une place à l’asile » ?
Roland Jaccard, « Les idoles du néant », La tentation nihiliste, P.U.F., p. 90.
Jean Clair, Les derniers jours, Gallimard, pp. 315-316.