devenus

Ce qui me paraissait incroyable, plus exactement, ce n’était pas que Pollux et moi soyons intimes — tous les couples ou presque partagent la même intimité —, c’était plutôt que nous soyons devenus intimes (comme tout le monde).

Philippe Jaenada, Le chameau sauvage, Julliard, p. 271.

David Farreny, 20 mars 2002
signe

Elle repose, sa grande langue, soigneusement enclose en sa bouche aux lèvres imperceptiblement entrouvertes, sa grande et désirable langue bien cachée.

Ils sont cinq autour.

Dès qu’elle ouvrira la bouche, eux aussitôt, la maintenant ouverte, fonceront à la recherche de la langue, facile exploration en cette tiède et menue demeure où il n’y a qu’elle.

La grande fatiguée repose et, des heures durant, tant qu’elle peut résiste à l’envie de boire, de bâiller, de soupirer, se doutant bien à voir leur mine allumée de ce que l’avenir a mis en chantier pour elle, pour elle si lasse.

Sans même cette fatigue, qui, contre cinq se relayant, se distrayant les uns les autres, pourrait tenir et se surveiller continuellement ?

Tôt ou tard elle s’oublie… et entrouvre la bouche… Malheur ! Malheur, signe de bonheurs ! Eux aussitôt de se précipiter, de maintenir ouvert le traître orifice derrière lequel la succulente langue n’ira pas loin.

Où donc se retirerait-elle ? Ils l’ont. Ils l’ont saisie. Ils la tiennent, la mordent, la grignotent.

L’horrible repas a commencé.

Ils sont cinq. Je suis l’un d’eux.

Henri Michaux, « Face aux verrous », Œuvres complètes (2), Gallimard, pp. 475-476.

David Farreny, 30 juin 2002
condamné

Je me souviens d’un soir, il pouvait être vingt-deux heures, nous étions une dizaine réunis dans un bar et tous parlaient avec animation des mérites de différentes boîtes, les unes plus house, d’autres plus trance. Depuis dix minutes j’avais horriblement envie de leur dire que je voulais, moi aussi, entrer dans ce monde, m’amuser avec eux, aller jusqu’au bout de la nuit ; j’étais prêt à les implorer de m’emmener. Puis, accidentellement, j’aperçus mon visage se reflétant dans une glace, et je compris. J’avais la quarantaine bien sonnée ; mon visage était soucieux, rigide, marqué par l’expérience de la vie, les responsabilités, les chagrins ; je n’avais pas le moins de monde la tête de quelqu’un avec qui on aurait pu envisager de s’amuser ; j’étais condamné.

Michel Houellebecq, La possibilité d’une île, Fayard, p. 317.

Élisabeth Mazeron, 9 nov. 2005
fragment

Dans le Grand Nord, l’espace absorbe le temps et la matérialise en étendues sublimes. La vastitude transfigure l’être humain en fragment, en tout petit morceau installé dans un temps limité, mais évoluant dans l’éternité d’une perspective à perte de vue. Le romantisme menace dès l’installation solitaire face à l’immensité démesurée des montagnes, des falaises, des torrents, des cours d’eau, des icebergs, des fjords, des glaciers, des neiges éternelles. La matière étirée, compactée, contrainte puis lissée et développée d’une manière musicale, à la façon des variations sur un même thème — toujours celui de la rareté —, voilà le mode d’apparition immédiatement visible du temps polaire.

Michel Onfray, Esthétique du pôle Nord, Grasset, p. 44.

Élisabeth Mazeron, 1er mai 2007
raideur

— Pas de lettre ?

— Elles se chauffent au bord de la route, répondait le postier en soufflant sur ses doigts.

Le courrier ne passait plus depuis dix jours. C’était vraiment la lune ici. Nous nous y trouvions bien. Mes élèves me laissaient quand même du temps pour travailler. J’essayais d’écrire, péniblement.

Le départ est comme une nouvelle naissance et mon monde était encore trop neuf pour se plier à une réflexion méthodique. Je n’avais ni liberté ni souplesse ; l’envie seulement, et la panique pure et simple. Je déchirais et recommençais vingt fois la même page sans parvenir à dépasser le point critique. Tout de même, à force de me buter et de pousser j’obtenais parfois pour un petit moment le plaisir de dire sans trop de raideur comme j’avais pensé. Puis je décrochais, la tête chaude, et regardais par la fenêtre notre dindon Antoine, une volaille décharnée que nous nous flattions d’engraisser pour Noël, tourner dans le jardin enneigé.

Nicolas Bouvier, L’usage du monde, Payot & Rivages, p. 162.

Cécile Carret, 30 sept. 2007
biais

Ce n’est pas tant Antoine que j’ai aimé que l’amour, que moi l’aimant. Rien de très surprenant dès lors à ce qu’il ne m’ait rien renvoyé. Il ne recevait de moi qu’un désir un peu agressif muré dans le silence. Je ne l’ai jamais aimé plus que moi-même. Je le voulais à mes côtés comme un défi au temps, au lieu et aux hommes. Je touchais là, je suppose, les limites de ma connaissance, j’envisageais le monde de biais.

Mathieu Riboulet, Mère Biscuit, Maurice Nadeau, p. 101.

Élisabeth Mazeron, 7 nov. 2007
repentir

Pourquoi se corriger, se repentir ? La nature s’en charge.

Paul Morand, « 25 juin 1970 », Journal inutile (1), Gallimard, p. 408.

David Farreny, 25 mai 2009
lambeaux

La solitude m’était déjà nécessaire. Je recherchais la société des arbres car ils n’ont pas besoin de notre assentiment pour être des arbres, ni, nous, de leur donner quelque chose qu’ils nous rendront en lambeaux, tout brûlé.

Pierre Bergounioux, L’orphelin, Gallimard, p. 50.

Élisabeth Mazeron, 9 juin 2010
autant

Ce processus de la propagation du genre débouche dans la mauvaise infinité du progrès. Le genre se conserve seulement moyennant la disparition des individus qui, dans le processus de l’accouplement, ont rempli leur destination, et, pour autant qu’ils n’en ont pas de plus haute, vont, par là, à la mort.

Georg Wilhelm Friedrich Hegel, « Le rapport des sexes », Encyclopédie des sciences philosophiques, II. Philosophie de la nature, Vrin, p. 325.

David Farreny, 7 fév. 2011
engrenage

Nos poumons et nos bronches se mettent au repos – pompes sans cesse activées pour lutter contre l’asphyxie qui à chaque instant nous menace : inspiration, expiration, celle-ci suivie de funérailles. L’œuvre de Dino Egger eût brisé cet engrenage fatal, apaisé notre halètement. Nous recouvrons le calme propice aux pensées délicates, aux amples conceptions, aux affections durables. Notre cœur cependant bat toujours : c’est l’émotion.

Éric Chevillard, Dino Egger, Minuit, p. 102.

Cécile Carret, 18 fév. 2011
redondance

Si l’on ouvre au hasard l’une des études sur Kafka parues depuis les années 1950, il est presque incroyable de voir à quel point elle s’est couverte de moisi et de poussière, cette littérature secondaire existentialiste, théologique, psychanalytique, structuraliste, post-structuraliste, fondée sur l’esthétique de la réception ou la critique systémique, à quel point chaque page résonne du cliquetis fastidieux de la redondance.

Winfried Georg Sebald.

David Farreny, 8 juil. 2014

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