feuilletés

Non que je sois prêt à me convertir à ce point de vue, pas du tout. Mais je n’ai de points de vue que feuilletés, stratifiés de contradictions qui sont les points de vue des autres, ceux que je leur connais et ceux que je leur suppose, et mes propres points de vue anciens, dépassés, certes, mais non pas abandonnés pour autant. Et rien n’empêche, à considérer en moi ce millefeuille de l’opinion et du regard, de lui imaginer des étages à venir, qui seront mes points de vue de demain, plus contradictoires encore, plus libéraux, mieux enrichis de leurs strates constitutives, plus généreux et plus impérialistes.

Renaud Camus, « samedi 6 août 1994 », La campagne de France. Journal 1994, Fayard, p. 259.

David Farreny, 21 mars 2002
exclure

Je sais à quoi je ressemble et, sans me cacher, je m’efforce d’être discret, m’exposant le moins possible, choisissant la pénombre au lieu du plein soleil. C’est pourquoi la vue d’un mongolien sur une plage ou dans un restaurant me scandalise, non parce que, trouvant plus disgracié que moi, j’aurais ainsi l’occasion d’atténuer par contraste ma laideur ou de me sentir vengé, mais parce que m’exaspère le larmoyant souci de ne pas exclure, lequel n’est que l’ancestrale peur des gueux, des réprouvés, des maudits, c’est-à-dire une manière de refuser de voir et de nommer le monde.

Richard Millet, Le goût des femmes laides, Gallimard, p. 73.

David Farreny, 24 fév. 2006
dilapidons

Asthénie profonde, noire, qui engendre des pensées désespérantes et que je m’explique mal. Nous sommes rentrés depuis une semaine. Je dors convenablement, ne souffre de rien, à ma connaissance. Et je sens, au réveil, que la nuit ne m’a pas livré l’habituel contingent de forces neuves qu’on trouve au seuil de la journée. Il faut en être privé pour découvrir que c’était, là encore, un des bienfaits sans nombre qui nous furent prodigués. La lucidité qui vient, avec l’âge, n’est jamais que le revers des pertes successives. Proust a dit ça : « Nos idées sont le succédané de nos chagrins. » C’est le déclin, la mort qui s’apprête, chaque jour, qui nous révèlent, après coup, l’étendue des richesses, la surabondance de biens qui nous sont alloués, à l’origine, et que nous dilapidons gaiement.

Pierre Bergounioux, « lundi 8 août 1994 », Carnet de notes (1991-2000), Verdier, p. 459.

David Farreny, 12 déc. 2007
société

En s’employant par la représentation de la culture à « faire revivre ce qu’il y a de grand dans les morts et dans les grands morts » selon la belle formule d’Alain, l’école niait l’évidence, c’est-à-dire l’identification de l’humanité avec la société visible, vivante et tourbillonnante.

Cette laïcité est hors d’usage. Cette représentation a sombré dans l’anachronisme. Ce qui est désormais tenu pour laïque, c’est la désacralisation de la vie de l’esprit et la détermination par nous tous des contenus de la culture. À l’instar du dictionnaire, l’école se rend donc à l’évidence. Là comme ailleurs, l’humanité et la société ne font plus qu’un.

Alain Finkielkraut, « L’adieu laïque au principe de laïcité », L’imparfait du présent, Gallimard, p. 20.

David Farreny, 25 janv. 2010
dents

Tu restes toujours là à portée de ma main sur ton visage — qui avance à la rencontre de mon regard, de ma peau du souffle, attente de cette rencontre-là, tangage et coups rapides dans mon sang. Isolement dans l’espace de mon visage, qui me précède vers toi. Dans l’air suspension — visage qui s’approche, possible là sans limite. Tout l’obscur remonte à tes lèvres, vient affleurer au bord des dents, marées montantes qui me soulèvent entre des masses glissantes. Impuissance, ou mollesse, ou dureté trop grande pour évacuer tes éclosions profondes. Durée infinie dans cette approche avant de t’inscrire dans mon visage. Jamais plus cette densité-là, plus tard, ce contenu immense de brouillard. Confusion tragique perdue.

Danielle Collobert, « Dire I », Œuvres (1), P.O.L., p. 189.

Bilitis Farreny, 2 août 2010
tapotant

Le son particulier que produit la matière dépend de la nature de la cohérence qu’elle possède ; et ces différences spécifiques ont aussi une connexion avec l’acuité et gravité du son. […] Pour ce qui concerne le premier point, les métaux, par exemple, ont leur timbre spécifique déterminé, comme un timbre d’argent et un timbre de bronze. Des bâtons de même épaisseur et de même longueur, mais de matière différente, donnent des sons différents ; l’os de baleine donne un la, l’étain un si, l’argent un dans l’octave supérieure, des felles de Cologne un mi, le cuivre un sol, le verre un do dans une octave encore plus haute, le bois de sapin un ut dièse, etc., ainsi que Chladni en a fait l’observation. Ritter — je me rappelle — a fait de nombreuses recherches sur le son des diverses parties de la tête, pour savoir où elle sonnait plus creux, et, en tapotant ses divers os, il a trouvé une diversité de sons, qu’il a ordonnée, selon une échelle déterminée. Il y a ainsi aussi des têtes tout entières qui sonnent creux ; mais cette dernière façon de sonner creux n’entra pas alors en ligne de compte. Pourtant, la question se poserait de savoir si les diverses têtes de ceux que l’on appelle des têtes creuses ne sonnent pas effectivement plus creux.

Georg Wilhelm Friedrich Hegel, « Des manières de considérer la nature (additions) », Encyclopédie des sciences philosophiques, II. Philosophie de la nature, Vrin, p. 436.

David Farreny, 28 fév. 2011
sauvé

Il n’en est pas de même pour mon compagnon de cellule, c’est un homme inflexible, un ancien capitaine. Je peux parfaitement me représenter sa disposition d’esprit. Il pense que sa situation ressemble à peu près à celle d’un explorateur polaire qui est pris sans espoir quelque part dans les glaces, mais qui sera certainement sauvé, ou plus exactement, qui est déjà sauvé, comme on l’apprend en relisant l’histoire des expéditions polaires. Et il s’ensuit le dilemme suivant : le fait qu’il sera sauvé est pour lui indubitablement indépendant de sa volonté, il sera sauvé tout simplement par le poids de sa personnalité triomphante, mais doit-il le désirer ? Qu’il souhaite ou non quelque chose, cela ne changera rien, il sera sauvé, mais reste à savoir s’il doit encore le souhaiter. C’est de cette question en apparence tellement étrangère au fond qu’il s’occupe, il la médite, il me l’expose, nous en discutons. Il ne comprend pas que cette manière de poser le problème scelle définitivement son destin.

Franz Kafka, « Pour dire la vérité… », Œuvres complètes (2), Gallimard, pp. 608-609.

David Farreny, 21 déc. 2011
place

Pendant nos entretiens, j’ai été stupéfait de voir à quel point Duch était décontracté et attentif. Un homme bien tranquille, quelle qu’ait été l’inhumanité de ses crimes. À croire qu’il les a oubliés. Qu’il ne les a pas commis. La question aujourd’hui n’est pas de savoir s’il est humain ou non. Il est humain à chaque instant : c’est pourquoi il peut être jugé et condamné. On ne doit s’autoriser à humaniser ni à déshumaniser personne. Mais nul ne peut se tenir à la place de Duch dans la communauté humaine. Nul ne peut endosser son parcours biographique, intellectuel et psychique. Nul ne peut croire qu’il était un rouage parmi d’autres dans la machine de mort. Je reviendrai sur le sentiment contemporain que nous sommes tous des bourreaux en puissance. Ce fatalisme emprunt de complaisance travaille la littérature, le cinéma et certains intellectuels. Après tout, quoi de plus excitant qu’un grand criminel ? Non, une feuille de papier ne sépare pas chacun de nous d’un crime majeur. Pour ma part, je crois aux faits et je regarde le monde. Les victimes sont à leur place. Les bourreaux aussi.

Rithy Panh, L’élimination, Grasset, p. 78.

Cécile Carret, 2 fév. 2012
exagération

Mais naturellement cette phrase est à son tour une exagération, c’est ce que je pense à présent en l’écrivant, et caractéristique de mon art de l’exagération. Ce jour-là, j’ai dit à Gambetti que l’art d’exagérer est, à mon sens, un art de surmonter, de surmonter l’existence, ai-je dit à Gambetti. Supporter l’existence grâce à l’exagération, finalement grâce à l’art de l’exagération, ai-je dit à Gambetti, la rendre possible. Plus je vieillis, plus je me réfugie dans l’art de l’exagération, ai-je dit à Gambetti. Ceux qui ont le mieux surmonté l’existence ont toujours été de grands artistes de l’exagération, peu importe ce qu’ils furent, ce qu’ils ont produit, Gambetti, ils ne l’ont tout de même été, en fin de compte, que grâce à leur art de l’exagération. Le peintre qui n’exagère pas est un mauvais peintre, le musicien qui n’exagère pas est un mauvais musicien, ai-je dit à Gambetti, tout comme l’écrivain qui n’exagère pas est un mauvais écrivain, en même temps il peut arriver aussi que le véritable art de l’exagération consiste à tout minimiser, alors nous devons dire, il exagère la minimisation et fait ainsi de la minimisation exagérée son art de l’exagération, Gambetti. Le secret de la grande œuvre d’art est l’exagération, ai-je dit à Gambetti, le secret de la grande réflexion philosophique l’est aussi, l’art de l’exagération est en somme le secret de l’esprit, ai-je dit à Gambetti, mais ensuite j’ai abandonné cette idée absurde qui, pourtant, examinée d’encore plus près, s’est forcément révélée la plus juste sans aucun doute.

Thomas Bernhard, Extinction, Gallimard.

David Farreny, 15 juin 2012
nonobstant

Il lui dit : « On dirait que tu es doué pour inventer le mieux dans le pas génial. »

Nonobstant la brutalité de l’attaque, Dimitri est bouleversé par une telle franchise. En même temps, il se rend compte qu’il est homosexuel. C’est beaucoup pour une seule journée, heureusement que l’ascenseur est lent.

On les apercevra au loin, dans les semaines qui suivent, batifolant dans la campagne, escaladant les arbres, marchant délicatement sur l’eau des rivières.

Emmanuelle Pyreire, Foire internationale, Les Petits Matins, p. 24.

Cécile Carret, 13 avr. 2013
cloison

Elle entra dans les w.c. publics au bord du fleuve avec l’enfant qui n’osait pas aller tout seul dans les toilettes des hommes. Ils s’enfermèrent dans une cabine ; la femme ferma les yeux et s’appuya du dos à la porte. Au-dessus de la cloison de séparation de la cabine voisine – la cloison n’allait pas jusqu’au plafond – apparut, tout à coup, la tête d’un homme qui bondissait en l’air, une fois, puis une autre fois encore. Puis le visage ricanant de l’homme se montra à ses pieds car la cloison de séparation n’allait pas non plus jusqu’au sol.

Peter Handke, La femme gauchère, Gallimard, p. 59.

Cécile Carret, 26 juin 2013
inopportunément

Non seulement un enfant non voulu quelquefois naît de tes accouplements mais, par la suite, il lui arrive encore de surgir inopportunément quand tu baises.

Éric Chevillard, « mardi 16 juin 2015 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 16 juin 2015
journal

L’égotiste est un Narcisse jamais lassé de dire à son reflet : « Je t’ai assez vu ! ». Il lui faut même l’écrire. Obsédé par l’inspection de son nombril, il ne lui reste que l’écriture d’un journal intime, de confessions ou de mémoires. Il y peut faire des phrases, soigner quelques poses, réarranger les événements à son avantage, il y est malgré tout le délateur de soi-même. Véritable miroir d’une dépouille, les écrits intimes fournissent la preuve du peu d’existence de leur auteur. Afin de châtier son crime d’être né, condamné par lui-même aux travaux forcés du style, l’écrivain égotiste relate son agonie et s’enterre vivant sous des monceaux de phrases.

Frédéric Schiffter, « 28 », Contre Debord, Presses Universitaires de France.

David Farreny, 5 mai 2024

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