Car entre nous, mon ami, je vous crois heureux, vous et tous les autres ; mais moi, avec votre permission et celle de votre siècle, je suis vraiment très malheureux ; j’en ai la certitude, et tous les journaux du monde ne me persuaderont pas du contraire.
Giacomo Leopardi, « Dialogue de Tristan et d’un ami », Petites œuvres morales, Allia, p. 241.
Dans le temps, fleur aveugle,
tu t’accrois en nous, avec
le don du silence, avec tout ce qui excède
Nos paroles et qui en elles t’appartient,
ô Mort, sœur difficile !, ô institutrice !
chienne mentale !
Lionel Ray, Syllabes de sable, Gallimard, p. 255.
La matinée est bien avancée lorsque je peux m’asseoir enfin à la table de travail, obéir à l’injonction impérieuse que m’adresse, du fond du temps, le morveux de dix-sept ans qui découvrit qu’il était permis d’être un peu fixé sur ce qui se passe alors qu’il avait abandonné toute espérance à ce sujet. Je suis un instant à surmonter l’effroi qui m’empoigne chaque fois que je me retrouve au pied de la muraille puis je trace un mot, un autre et continue petitement.
Pierre Bergounioux, « vendredi 13 avril 1984 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 299.
La chasteté subie, je la mesure dans le passage des jours et des nuits, le soir au moment de fermer les volets, en un geste un peu maniaque, pour aller me coucher seul. La banalité du geste est comme la fermeture d’une geôle, celle de la solitude, de la nuit où je serai reclus, incarcéré dans un temps qui s’écoule et s’épuise, certes pas inemployé, mais privé de l’amour comme rencontre de ce qui est étranger, mise à nu, risque où l’on s’éprouve réel et lié au réel.
Pas fait l’amour depuis lundi matin, depuis jeudi soir, depuis trois mois (sauf le soir où j’ai un peu touché L.), depuis à peu près deux ans (la dernière fois c’était avec S. avant qu’elle ne tombe malade, donc c’était en… je ne sais plus au juste).
La chasteté sait alors vous entraîner dans son orbe, son humeur, dans sa régularité partiellement confortable : elle devient la règle et l’habitude, la norme. C’est en elle qu’on vit. Les événements, ceux qui animent la vie, sont tout sauf d’ordre sexuel.
Cette tranquillité dans laquelle on se coule est la conséquence d’un renoncement qui écarte les tourments du désir et des fantasmes. […]
Pendant de longs moments, durant des jours, avant que l’occasion d’une pensée ou d’une chose vue ne ravive désir ou regret, on habite la plénitude du temps libéré de ce souci, comme cela arrive au fumeur désintoxiqué.
Pierre Pachet, Sans amour, Denoël, p. 69.
M’installe au bureau, dans la nuit profonde, et peine à repartir, après la triste interruption de vendredi. J’essaie de décrire l’espèce d’idole peinte qui tenait la Parfumerie Bleue puis passe aux hommes, à ces commerçants qu’on voyait plantés sur leur pas de porte, comme des figures barométriques, et sous le regard desquels il fallait passer. Ça m’agaçait. Je sentais confusément les atteintes d’un pour-autrui que les étroites, les mesquines cervelles où il se formait rendaient amer, mal assimilable. On devenait, à son corps défendant, un personnage du texte médiocre, tout intérieur, que ces contemplatifs rogues brochaient, du matin au soir, à partir des péripéties, non moins médiocres, répétitives, du spectacle de la rue. Le bonheur, la liberté que j’éprouvais, deux ou trois jours durant, entre la fin juillet et le début août, tenaient à ce qu’ils étaient momentanément absentés, partis en vacances. Le monde était purgé des interprétations dénigrantes ou malignes, des regards urticants qui lui conféraient une partie de sa réalité.
Pierre Bergounioux, « samedi 21 septembre 2002 », Carnet de notes (2001-2010), Verdier, p. 285.
Pourrai-je jamais entrer en relation avec la vie ?
Georges Perros, « Feuilles mortes », Papiers collés (3), Gallimard, p. 260.
— Chut, dit Esti, désignant du menton la porte barrée par une armoire.
Derrière celle-ci habitaient les maîtresses de céans, deux dames d’un certain âge, les locataires : ennemies des sous-locataires et de la littérature.
Tous deux s’assombrirent. Ils regardèrent l’armoire et y virent la réalité, qui toujours les désemparait.
Dezsö Kosztolányi, Kornél Esti, Cambourakis, p. 90.
J’aime la ville moi aussi. De la terrasse de l’immeuble de ma maison d’édition, je vois jusqu’à l’aéroport, où inaudibles dans le lointain, des avions atterrissent et décollent. Cela donne une image très fine qui me vivifie jusqu’au plus intime de moi-même.
Peter Handke, La femme gauchère, Gallimard, p. 62.
Avons-nous avancé assez dans l’apparence
assez vu cette vie couler, couleur de vitre,
nous nous sommes blessés aux choses d’outre-monde
portes fermées, ô visions —
c’est la même chanson stupide et décevante
le même espoir avec des sources dans la voix
la même inexplicable envie d’un sanglot
dont on ne sait que faire.
Tous ces cheveux tombés et ces cils et ces ongles
laissés derrière nous, veux-tu qu’on s’en souvienne,
La nuit est là. Le monde meurt,
et la forêt est pleine de craquements nouveaux.
Benjamin Fondane, « Au temps du poème », Le mal des fantômes, Verdier, p. 252.
Mon but ? Il m’atteindra tôt ou tard.
Jean-Luc Sarré, Ainsi les jours, Le Bruit du temps, p. 46.
Ces jours de rien, sans rien, sans signes particuliers, et d’ailleurs sans signes du tout, ces jours traînés, oscillants, nuls, si nombreux – peut-être que c’est d’eux qu’il faudrait partir pour saisir le fil rouge, mais d’un rouge pâli, éteint, qui tient tout ensemble : tout, non pas l’édifice (quel édifice ?), mais les feux lointains et les feux rapprochés, les élans et les retombées, le cœur de la fabrique et les copeaux errants, la pensée : là où elle n’a pas d’air ni d’allure, là où elle est stoppée, rongée, négative, incapable de parvenir jusqu’à une aire qui ne serait pas celle des bribes, des commencements et des repentirs mais celle d’une sorte – oui – d’envol, de vol plané…
Jean-Christophe Bailly, Tuiles détachées, Mercure de France, p. 7.
Les raisons de vivre commençaient à manquer. Il se confia à son meilleur ami qui lui démontra avec flamme que les deux ou trois auxquelles il s’accrochait encore étaient de purs sophismes.
Éric Chevillard, « lundi 7 juin 2021 », L’autofictif. 🔗