cependant

Les Bures arrivés à l’âge adulte n’ont plus que peu de dents bonnes. La gabèdre en est cause. Cette larve active se loge volontiers dans la racine d’une dent, l’insensibilise, la creuse, et d’une dent saine en deux mois fait une morte.

L’homme ne s’inquiète pas, confiant dans l’aspect habituel de sa bouche. Cependant ses dents sont mortes.

Henri Michaux, « En marge d’Ailleurs », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 136.

David Farreny, 13 avr. 2002
nés-fatigués

Ma vie : Traîner un landau sous l’eau. Les nés-fatigués me comprendront.

Henri Michaux, « Face aux verrous », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 455.

David Farreny, 22 juin 2002
consentir

Il étendit ses jambes devant lui, le plus loin qu’il put ; et si limité qu’il fût, leur déplacement lui parut interminable. À ce moment-là, le bruit de l’avenue était si fort qu’il n’entendit pas le raclement de ses semelles sur le sable ; et ce fut comme si, la dernière preuve de son existence matérielle lui ayant été retirée, il avait enfin trouvé la clef du passage et de la révélation. Il se sentit soudain soulagé, pardonné, absous ; tout était bien, il s’agissait seulement de consentir. Cette idée le transporta : il lui sembla qu’elle seule était encore capable de mobiliser ses forces déclinantes. Ses yeux se fermèrent, de nouveau, mais sur une lumière douce, accueillante, comme celle d’un matin d’été filtrant à travers des volets qu’on tarde paresseusement à ouvrir. Le fracas de la ville le traversait de part en part, et il n’y faisait pas d’obstacle ; la fraîcheur de l’air vif tendait la peau de son front, celle de ses joues, son menton. Il le devinait, une part de lui-même était déjà prête à s’associer au grand emportement des choses, à leur dérive, à la dispersion environnante. Il sentit même qu’il s’efforçait d’en percevoir la direction afin de s’y joindre, mais il n’y parvenait pas bien. À peine sorti de lui, son élan retombait sans force ou plutôt se figeait à son contour comme une buée tiède.

Danièle Sallenave, Un printemps froid, P.O.L., p. 63.

Élisabeth Mazeron, 26 fév. 2007
fantassins

Une section de fantassins se repose dans un espace vide entre deux maisons. Les uns sont couchés, dorment. Les autres, debout, contemplent avec indifférence la caravane morcelée dans le village. Je m’approche. Ils ont fait la Somme. J’attends d’eux quelque clarté, quelque espoir. Mais je n’ai devant moi que les soldats mystérieux, les soldats résignés. Je cherche en eux l’âme, le fond, le choix, le désir. Ils ne me livrent pas leur secret. Ils parlent soldat. Ils sont las. Je n’obtiens d’eux que quelques : « Il ne faut pas s’en faire… »

Léon Werth, 33 jours, Viviane Hamy, p. 19.

Cécile Carret, 11 mars 2007
local

Au bout d’un chapitre, le pharmacien essuyait ses lunettes, murmurait : « j’aime Perrault… c’est si doux » et sur cet aveu, piquait dans son cahier, rouge comme une pivoine. Pendant que Carabosse ou Carabas, syllabe par syllabe, livraient prestiges et secrets, la nuit descendait sur la ville, puis la laine de la neige sur les rues noires. Mes vitres se couvraient de plumages de givre et les premiers chiens parias commençaient à hurler. Je mouchais la lampe à pétrole. Nous avions bien travaillé. Le pharmacien remettait sa pelisse, me tendait cinq tomans que nous allions tantôt convertir en vodka et me quittait sur le seuil en soupirant : « Ah ! monsieur le professeur, quel hiver atroce, perdu, ici… dans le Tabriz. »

En vodka, en billets de cinéma Passage, toujours bondé parce qu’il y faisait chaud. Étrange local : des chaises de bois, un plafond bas, un large poêle chauffé au rouge, parfois plus brillant que l’écran. Et merveilleux public : des chats transis, des mendiants qui jouaient aux dames sous la veilleuse des lavabos, des gosses pleurant de sommeil, et un gendarme chargé d’assurer l’ordre au moment où on diffusait l’hymne national en projetant le portrait de l’Empereur, souvent la tête en bas.

[…]

Parfois, quand le spectacle était trop long, l’opérateur, pour en finir, augmentait la vitesse du film. L’histoire s’achevait à un rythme inquiétant : les caresses avaient l’air de claques, des impératrices en hermine dévalaient les escaliers. Le public occupé à rouler des cigarettes ou craquer des pistaches n’y voyait aucune objection.

Nicolas Bouvier, L’usage du monde, Payot & Rivages, p. 152.

Cécile Carret, 30 sept. 2007

Tu conservais tes agendas des années passées. Tu les relisais quand tu doutais d’exister. Tu revivais ton passé en les feuilletant au hasard, comme si tu survolais une chronique de toi-même. Il t’arrivait de trouver des rendez-vous dont tu ne te souvenais plus et des gens dont les noms, écrits de ta main, ne t’évoquaient rien. La plupart des événements te revenaient cependant en mémoire. Tu t’inquiétais alors de ne pas te souvenir de ce qu’il y avait entre les choses écrites. Tu avais aussi vécu ces instants. Où étaient-ils passés ?

Édouard Levé, Suicide, P.O.L., p. 30.

Cécile Carret, 22 mars 2008
extravasement

D’autre part, au cours de ces interminables queues que nous faisions par millions le long des routes menant aux trop vastes champs de bataille, j’avais reçu, pour la première fois de ma vie, l’impression écrasante, définitive, qu’un homme est noyé dans l’humanité. Tous les faux-semblants de personnalité, d’originalité, de quant-à-soi, d’exception qui peuvent se multiplier dans le monde illusoire de la paix — qui pouvaient se multiplier dans ces temps tranquilles et rassis d’avant 1914 — se dissipaient et il restait que j’étais une fourmi engluée dans la fourmilière. Faute de regards pour me discerner, je devenais indiscernable à moi-même. Cela me ramena tout d’un trait à cette mystique de la solitude, et de la perte à lui-même du solitaire dans sa solitude, et de l’extravasement à l’intérieur du moi de quelque chose qui n’est pas le moi. Puisque j’étais perdu, pourquoi ne pas me perdre davantage ? Il n’y avait qu’un moyen de me guérir de la perte que je faisais de moi en tout, et de moi et de tout en rien, c’était de me perdre absolument.

Pierre Drieu La Rochelle, « Récit secret », Récit secret. Journal 1944-1945. Exorde, Gallimard, p. 24.

Élisabeth Mazeron, 20 juin 2009
inédite

On y reviendra à cette évidence toujours à redire, et en particulier à propos du scandale, pierre d’achoppement de la déroute, car il se joue là un phénomène étrange, touchant au mystère même d’écrire, qui est qu’une métaphore n’atteint sa toute-puissance que lorsqu’elle est concrètement inédite, entraînant dans un même mouvement l’écrivain et son lecteur sur les terra incognita de cet univers infini qu’est la langue. Serait-elle neuve à l’oreille du lecteur, une métaphore préexistant à l’écriture d’un texte ne sera jamais qu’une métaphore tirée à blanc ; ce n’est pas seulement la lecture qui en est faite qui lui donne sa puissance de déflagration dans la langue, cela se joue en amont, à l’instant du surgissement dans l’écriture, comme s’il fallait qu’il y ait eu déflagration éprouvée par l’auteur au moment de l’écriture pour que le lecteur la ressente à son tour. Qu’il en soit ou non le créateur, un écrivain répétant une métaphore, quand bien même celle-ci serait inconnue du lecteur, provoquera peut-être de l’intérêt, de l’adhésion, du plaisir (celui-là même que l’auteur a pris à la répéter), mais pas ces étincelles mystérieuses qui jaillissent entre auteur et lecteur du plus obscur de la forge individuelle où se travaille la langue de tous.

Bertrand Leclair, Théorie de la déroute, Verticales, p. 20.

Cécile Carret, 26 août 2009
calao

On est parce qu’on porte un brin de paille. Quelqu’un nous l’a laissé quand ce fut l’heure de le porter. Et la réciproque est vraie : on porte un brin de paille, un étui pénien, l’ordre du grand calao parce qu’on est.

Pierre Bergounioux, L’orphelin, Gallimard, p. 46.

Élisabeth Mazeron, 7 juin 2010
profiteroles

Puis il se tut, et le silence se prolongea longtemps, Jed finit par perdre légèrement conscience. Il eut la vision de prairies immenses, dont l’herbe était agitée par un vent léger, la lumière était celle d’un éternel printemps. Il se réveilla d’un seul coup, son père continuait à dodeliner de la tête et à marmonner, poursuivant un débat intérieur pénible. Jed hésita, il avait prévu un dessert : il y avait des profiteroles au chocolat dans le réfrigérateur. Devait-il les sortir ? Devait-il, au contraire, attendre d’en savoir davantage sur le suicide de sa mère ? Il n’avait de sa mère, au fond, presque aucun souvenir. C’était surtout important pour son père, probablement. Il décida quand même d’attendre un peu, pour les profiteroles.

« Je n’ai connu aucune autre femme… » dit son père d’une voix atone. « Aucune autre, absolument. Je n’en ai même pas éprouvé le désir. » Puis il recommença à marmonner et à hocher de la tête. Jed décida, finalement, de sortir les profiteroles. Son père les considéra avec stupéfaction, comme un objet entièrement nouveau, à quoi rien, dans sa vie antérieure, ne l’aurait préparé. Il en prit une, la fit tourner entre ses doigts, la considérant avec autant d’intérêt qu’il l’aurait fait d’une crotte de chien ; mais il la mit, finalement, dans sa bouche.

S’ensuivirent deux à trois minutes de frénésie muette, où ils attrapaient les profiteroles une par une, rageusement, sans un mot, dans le carton décoré fourni par le pâtissier, et les ingéraient aussitôt.

Michel Houellebecq, La carte et le territoire, Flammarion, pp. 215-216.

David Farreny, 12 sept. 2010
existence

Je les saluai et dis ensuite, sans toutefois franchir encore le seuil :

« Comme je cherchais justement un endroit pour passer la nuit dans le village, un jeune homme assis sur le mur de votre jardin m’a dit qu’en payant, on peut passer une nuit à la ferme. »

Les deux vieux avaient planté leurs cuillers dans la bouillie, s’étaient adossés à leur banc et me regardaient en silence. Leur attitude n’avait rien de très engageant, c’est pourquoi j’ajoutai :

« J’espère que le renseignement qu’on m’a donné était exact et que je ne vous ai pas dérangés inutilement. »

Je dis cela très haut, car ils étaient peut-être aussi tous deux durs d’oreille.

« Approchez », dit l’homme au bout d’un moment.

C’est uniquement parce qu’il était si vieux que je lui obéis ; autrement, il va de soi que j’aurais exigé de lui une réponse aussi claire que l’était ma question. Quoi qu’il en soit, je dis en franchissant le seuil :

« Si le fait de m’héberger devait vous attirer le moindre ennui, si infime fût-il, dites-le-moi franchement, je n’insiste pas du tout. J’irai à l’auberge, cela m’est absolument égal.

— Il parle tant », dit la femme à voix basse.

Cela ne pouvait être que dans l’intention de m’insulter ; ainsi, on répondait à mes politesses par des insultes, mais c’était une vieille femme, je ne pouvais pas me défendre. Et peut-être était-ce justement à cause de cette impuissance à me défendre que la remarque de la femme — à laquelle je n’osais riposter — agissait sur moi beaucoup plus profondément qu’elle n’eût mérité de le faire. Je sentais là quelque chose qui autorisait je ne sais quel reproche, non parce que j’avais trop parlé, je n’avais effectivement dit que le strict nécessaire, mais pour d’autres raisons qui touchaient de très près à mon existence. Je ne dis plus rien, n’insistai pas pour obtenir une réponse, avisai un banc tout proche dans un coin sombre, y allai et m’assis.

Franz Kafka, « Tentation au village », Œuvres complètes (2), Gallimard, pp. 281-282.

David Farreny, 3 déc. 2011

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