ravoir

Pourquoi on devrait être mieux en communiquant avec un autre qu’en étant seul, est étrange. C’est peut-être seulement une illusion : la plupart du temps, on est très bien seul. Il est agréable de temps en temps d’avoir une outre où se déverser et où boire soi-même : étant donné que nous demandons aux autres ce que nous avons déjà en nous. Pourquoi il ne nous suffit pas de regarder et de boire en nous-mêmes, et pourquoi il nous faut nous ravoir dans les autres ? Mystère.

Cesare Pavese, Le métier de vivre, Gallimard, p. 186.

David Farreny, 24 mai 2003
index

Swann aurait eu plaisir, sans doute, à s’asseoir un moment sur ce rocher qui n’est, en lui-même, qu’un émoi de gros cailloux sans conséquence. La vue embrasse, de là, un haut plateau en cirque sur la rive gauche de la Cure. Près du village du Vieux-Dun se trouvait, d’après Chemin faisant, un oppidum. Lacarrière relate qu’il a cherché en vain, dans ce village « si peu gaulois », un café, mais qu’en pénétrant, un peu plus au sud, dans le hameau de Mézauguichard, il y découvrit une « buvette » (ce mot lui plaît), La Petite Halte. Il ne trouva, à l’intérieur, que trois ou quatre vieillards qui parlaient de la mort. Chemin faisant n’a pas encore, sans doute, le statut de classique littéraire et pourtant j’ai eu un plaisir étrange à découvrir cette buvette perdue, parce qu’un livre en parlait. Je lis la France. Le monde est un index fautif à la bibliothèque universelle, un instrument cafouilleur de vérification chipoteuse.

Renaud Camus, « jeudi 24 avril 1980 », Journal d’un voyage en France, Hachette/P.O.L., p. 63.

David Farreny, 30 juil. 2005
coalescence

[…] un coupe-poils à pile sans fil en mousse absorbante avec sa ventouse, une caisse à outils pour tout casser comme sans les outils, un microfournil à ondes fulgurantes, une console en kit à monter sans peine en cinquante semaines pour te consoler de la vacuité des emplois du temps, un, deux, trois, ho ! hisse ! commande aux Trois Suisses, chasse tes doutes en écrivant à la Redoute, ouvre le courrier personnalisé de monsieur Leclerc qui t’envoie sympa la photo couleur de son rôti d’porc, arbore-toi, réveille-toi le teint, décore-toi le corps avec des machins succincts qui font super bien, existe, montre que tu résistes, sois le vrai groupie de toi le pianiste, le gai guitariste, le batteriste, mais en moins jazz triste, le Francis Lopez de la supérette où t’achètes ton steak en barquettes, ah ! maman, maman, les docteurs, ils m’ont dit, je devrais pas te le dire à toi, pourquoi j’ai des absences côté coalescence avec l’existence, effet de faille, tas de paille de peu de pathie, atonie, bout de chosité sans nervosité, préjudice de sensibilité, ralenti du libidiné, recroquevillé dans le trou de soi, que de dégâts, que de dégâts […]

Christian Prigent, Une phrase pour ma mère, P.O.L..

David Farreny, 24 fév. 2007
goût

Un goût vraiment à soi : mais c’est précisément ce qu’il y a de plus rare. Nous dirions en termes bathmologiques que le goût véritablement personnel implique un dépassement de son dépassement : il a considéré son contraire, ou son complémentaire, il l’a même investi, ne serait-ce qu’un moment, puis il en est revenu. […] Ne se montrent pleinement révélateurs, encore une fois, que les itinéraires. Ils ne sont en général que trop évidents. Mais les plus beaux demeurent mystérieux, quoique nullement indicibles, moins capricieux que nerveux, silencieux davantage que secrets, et presque toujours solitaires…

En faire la remarque, cependant, ce n’est pas tomber dans l’éloge d’un autodidactisme quelconque, serait-ce celui du goût. L’autodidacte, à vrai dire, est plus menacé que personne, au contraire, par l’emprise du stéréotype, dont il ne peut se défendre parce qu’il n’a pas les moyens de le reconnaître pour ce qu’il est. Suivre les chemins non frayés ne peut s’apprendre seul. La solitude, comme l’innocence ou le naturel, est une longue conquête, qui ne saurait s’entreprendre en solitaire.

Renaud Camus, « La période rose », Esthétique de la solitude, P.O.L., pp. 92-93.

David Farreny, 26 août 2009
dérailler

Un mot est pris en croix entre la chaîne sonore dans laquelle il est engagé (phrase) et sa verticalité de sens multiples possibles. L’esprit va très vite, face à un énoncé pour connecter l’épais de chaque mot et le signifié approprié afin qu’au bout la chaîne fasse sens, globalement : phrase ou suite de phrases, texte.

Si la poésie semble parfois déroutante, c’est qu’elle fait souvent dérailler la chaîne « simple » du langage quotidien. Elle peut le faire de façon provocatrice, frontale, ou de façon plus « rusée » (James). J’aime mieux cette seconde manière, qui ne violente pas mais invite le lecteur à une circulation dans le poème, sans lui interdire la ligne droite, s’il la préfère. À lui de construire son trajet, chemin ou dédale.

Antoine Émaz, Lichen, encore, Rehauts, p. 75.

Cécile Carret, 4 mars 2010
engrenage

Nos poumons et nos bronches se mettent au repos – pompes sans cesse activées pour lutter contre l’asphyxie qui à chaque instant nous menace : inspiration, expiration, celle-ci suivie de funérailles. L’œuvre de Dino Egger eût brisé cet engrenage fatal, apaisé notre halètement. Nous recouvrons le calme propice aux pensées délicates, aux amples conceptions, aux affections durables. Notre cœur cependant bat toujours : c’est l’émotion.

Éric Chevillard, Dino Egger, Minuit, p. 102.

Cécile Carret, 18 fév. 2011
pompe

Doigt blessé, bonnets multicolores, combinaison noire, clé argent : la pompe à détails était bel et bien réamorcée.

Emmanuelle Pyreire, Foire internationale, Les Petits Matins, p. 20.

Cécile Carret, 13 avr. 2013
effacé

Ce que nous laisse l’homme de génie, quand à notre tour nous nous éteignons, ce sont quelques phrases qui font rêver et quelques images qui font pleurer. Parce qu’il est entré en résonance avec notre inconscient, il nous appartient : peu importe que nous l’ayons mal compris, peu importe que nous l’ayons trahi, peu importe même que nous l’ayons oublié si, un jour, fraternellement, il a effacé de notre esprit ne serait-ce que deux ou trois certitudes.

Roland Jaccard, « Les adultères de la raison », La tentation nihiliste, P.U.F., p. 8.

David Farreny, 9 déc. 2014
modulations

À travers le vide bourdonnant parvenaient jusqu’à mes oreilles les voix des deux infirmières qui surveillaient mon pouls et m’humectaient de temps à autre les lèvres à l’aide d’une petite éponge rose ; fixée au bout d’une baguette, l’éponge me faisait penser à ces confiseries turques en forme de dés qui se vendaient autrefois à la fête foraine annuelle. Katy et Lizzie, ainsi s’appelaient les deux créatures qui planaient autour de moi, et je crois pouvoir dire que j’ai rarement été aussi heureux que cette nuit-là, sous leur sauvegarde. Des choses du quotidien dont elles s’entretenaient, je ne comprenais pas un traître mot. Je n’entendais que des sonorités montantes et descendantes, des modulations naturelles, comme celles qui s’échappent de la gorge de certains oiseaux, une harmonie parfaite de notes tintantes ou flûtées, mi-musique des anges, mi-chant de sirènes.

Winfried Georg Sebald, Les anneaux de Saturne, Actes Sud, p. 27.

David Farreny, 29 janv. 2015
goût

Séparées à la naissance, ces jumelles se retrouvèrent à l’âge de 40 ans grâce à un dossier conservé par les services sociaux. Et là, grande émotion, si elles ne se ressemblaient en rien au physique, elles se découvrirent avec stupeur un goût commun pour la musique, les voyages et le cinéma !

Éric Chevillard, « vendredi 29 avril 2016 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 29 avr. 2016

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