Kadnir

Je passai quatre mois à Kadnir. À peine si j’en garde un souvenir précis, seule l’impression que vraiment j’y étais bien, que c’était là mon bonheur. Sans haut, ni bas, le bonheur.

C’était à Kadnir.

Henri Michaux, « Voyage en Grande Garabagne », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 36.

David Farreny, 14 avr. 2002
pardi

Que ferait-on si l’on ne devait

exister qu’à ses propres yeux

rien pardi

Jean-Pierre Georges, Je m’ennuie sur terre, Le Dé bleu, p. 35.

David Farreny, 16 juin 2006
personne

On ne peut jamais aller chez personne. Aussi ne peut-on aimer que la montagne, la mer et la musique.

Emil Cioran, « Personne n’existe », Solitude et destin, Gallimard, p. 409.

David Farreny, 3 août 2006
frontière

Rien d’autre que l’atmosphère des rues au plus mauvais moment de la nuit, celui qui précède l’approche de l’aube en automne, — cette espèce de suintement sur les plaques de fonte, cette sueur froide des parcs, des murs de briques. Derrière la gare d’Euston, il y a des volutes de vapeur blanche qui se traînent dans la nuit sur les toits bas. Les ouvriers qui sont descendus de l’autobus ont disparu par là ; je suis seul avec le receveur — un très vieil homme qui chantonne, assis non loin de moi. Ce n’était pas l’heure des premiers journaux encore, mais la frontière était passée entre hier et aujourd’hui : hier, j’étais sorti de ma chambre, j’avais longtemps marché, j’avais rencontré quelqu’un, — j’avais failli tomber de fatigue, et il faisait très froid ; c’était peu de temps avant cette frontière ; on la passe en dormant d’habitude ; toutes les maisons s’alignent comme des trains endormis pour traverser la frontière dans un grand silence, moi j’avais trouvé cet autobus, et j’avais dormi finalement, comme tout le monde, — dormi très peu de temps, mais tous les réveils se ressemblent, ils sont tous de l’autre côté de la frontière.

Henri Thomas, La nuit de Londres, Gallimard, pp. 116-117.

David Farreny, 7 août 2009
monde

Un autre jour, comme de nombreuses dames entouraient l’Impératrice, je dis à propos de quelque chose dont elle avait parlé : « Parfois le monde m’irrite et m’ennuie ; certes il me semble impossible de vivre un instant de plus. Je voudrais m’en aller et me perdre je ne sais où ; mais si, alors, je mets la main sur du joli papier ordinaire, très blanc, sur un bon pinceau, sur de l’épais papier blanc de fantaisie, ou sur du papier de Michinoku, je me sens disposée à rester encore un peu sur cette terre, telle que je suis. Et aussi, quand je regarde, après l’avoir étalée, une natte verte, finement tressée, bordée d’une étoffe dont les dessins noirs se détachent nettement sur le fond blanc, je crois que vraiment, je ne pourrais jamais chasser le monde de ma pensée ; je trouve même la vie précieuse. » L’Impératrice me répondit en riant : « Vous vous consolez avec bien peu de chose. Comment était donc celui qui contemplait la lune sur la Montagne de la tante abandonnée ? »

Sei Shônagon, Notes de chevet, Gallimard, pp. 263-264.

David Farreny, 2 juin 2011
tous

Je me souviens aussi de ce slogan : « Seul un enfant qui vient de naître est pur. » Qui donc est pur ? Le nourrisson qui cherche le sein de sa mère ? Le petit garçon au visage flou, à sa droite, qui regarde le photographe ? Ou le jeune homme qui entre dans la salle de banquet ? Ce jeune homme souriant marche vers nous. Son nom de guerre est Duch. Nous étions tous impurs et nous l’avons payé.

Rithy Panh, L’élimination, Grasset, p. 89.

Cécile Carret, 7 fév. 2012
autre

Derrière les arbres est un autre monde,

le fleuve me porte les plaintes,

le fleuve me porte les rêves,

le fleuve se tait, quand le soir dans les forêts

je rêve du Nord…

Derrière les arbres est un autre monde,

que mon père a échangé contre deux oiseaux,

que ma mère nous a rapportés dans un panier,

que mon frère perdit dans le sommeil,

il avait sept ans et était fatigué…

Derrière les arbres est un autre monde,

une herbe qui a le goût du deuil, un soleil noir,

une lune des morts,

un rossignol, qui ne cesse de geindre

sur le pain et le vin

et le lait en grandes cruches

dans la nuit des prisonniers.

Derrière les arbres est un autre monde,

ils descendent les longs sillons

vers les villages, vers les forêts des millénaires,

demain ils s’inquiètent de moi,

de la musique de mes fêlures,

quand le blé pourrit, quand rien d’hier ne restera

de leurs chambres, sacristies et salles d’attente.

Je veux les quitter. Avec aucun

je ne veux plus parler,

ils m’ont trahi, le champ le sait, le soleil

me défendra, je sais,

je suis venu trop tard…

Derrière les arbres est un autre monde,

là-bas est une autre kermesse,

dans le chaudron des paysans nagent les morts et autour des étangs

fond doucement le lard des squelettes rouges,

là-bas nulle âme ne rêve plus de la roue du moulin,

et le vent ne comprend

que le vent…

Derrière les arbres est un autre monde,

le pays de la pourriture, le pays

des marchands,

un paysage de tombes, laisse-le derrière toi

tu anéantiras, tu dormiras cruellement

tu boiras et tu dormiras

du matin au soir et du soir au matin

et plus rien tu ne comprendras, ni le fleuve ni le deuil ;

car derrière les arbres

       demain,

et derrière les collines,

       demain,

est un autre monde.

Thomas Bernhard, « Derrière les arbres est un autre monde », Sur la terre comme en enfer, La Différence, pp. 25-27.

David Farreny, 26 juin 2012
tourner

Musique qui en tout cas n’a rien d’humain. C’est le chant de l’absolu. Au xylophone les temps forts et différenciés, d’autres instruments viennent couper en syncope là-dedans. Le gong suspend tout.

[…]

Vers la fin de certains morceaux ils freinent et c’est exactement comme une carriole qu’on arrête. Les pas des chevaux et le rythme des sonnailles ralentit et la roue, car cette musique est plus qu’une autre une roue, s’arrête de tourner.

Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 132.

Cécile Carret, 28 juin 2012
dissimuler

Il avait à peine examiné ses compagnes de voyage. Lui non plus ne tenait pas à lier connaissance. Instruit d’amères leçons, il feignait l’indifférence. Il savait déjà mieux dissimuler, comme ceux qui cultivent cela toute leur vie.

Dezsö Kosztolányi, Kornél Esti, Cambourakis, p. 41.

Cécile Carret, 26 août 2012
véritables

L’usage judicieux de l’euphémisme me semble être l’un des combles de l’élégance ; un petit bouclier gracieux, un signe de civilité, de douceur et d’ironie face à l’indicible qui plus qu’à son tour tente de nous saisir avec ses grandes pattes véritables.

Philippe Louche, « 20 février 2020 », Rien (ou presque). 🔗

David Farreny, 26 fév. 2024

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