Mes bras, mes doigts, je peux les dénombrer ainsi que, plus sourdement, mes entrailles.
François Rosset, Froideur, Michalon, p. 160.
L’après-midi sur la Dordogne contenait tant de bonheurs tangibles qu’il aurait été fou de rêver. Une profusion de biens sans maître avait été répandue sur ses rives, reflets, laisses de galets polis, bancs de sable fin soigneusement gaufré, barques, senteurs de menthe et de limon, grandes ombelles, verges d’or. La seule ombre au tableau était mon fait. Pareille richesse excédait tellement mon empan qu’à peine je l’aurais effleurée lorsque le moment viendrait, bientôt, de repartir.
Pierre Bergounioux, Univers préférables, Fata Morgana, p. 16.
N’ayez pas peur du bonheur ; il n’existe pas.
Michel Houellebecq, Rester vivant, La Différence, p. 33.
Je songe qu’il est juste et bon que ce soit à Jean que le sort ait fait cette faveur. Il manquerait à ses jeunes années ces bonheurs inattendus, énormes, immérités qui nous semblent, non seulement dans l’instant mais plus tard, lorsqu’on s’est rangé à la triste loi des jours et qu’on se les rappelle, à peine croyables. Que le premier geste aille comme négligemment au but alors que deux heures d’efforts opiniâtres ne m’ont rien livré, voilà qui trahit l’intervention d’un esprit bienveillant, du dieu bénin, munificent qui marche aux côtés des petits enfants. À moi aussi, il a fait quelques largesses invraisemblables, quand ce fut le moment.
Pierre Bergounioux, « jeudi 31 mars 1983 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 195.
Les maisons qui nous tournent le dos comme un jeu de dominos
nous montreront leurs jardinets au moment de quitter la ville :
des trampolines pour enfants, des gibets de basket
et une fureur d’algues verdissantes
dans la pataugeoire où un ballon dégonflé
n’est pas sans me rappeler les nymphéas de Monet à Giverny,
mouchetés de soleil. Et puis plus rien.
Le bleu du ciel, sans esprit de suite.
Deux minutes. Et ces pinces à linge sur un fil :
des guillemets enserrant l’après-midi vacante.
Patrick McGuinness, « Marbehan », « Théodore Balmoral » n° 61, hiver 2009-2010, p. 161.
J’ai en ce moment, et je l’ai déjà eu cet après-midi, un grand besoin d’extirper mon anxiété en la décrivant entièrement et, de même qu’elle vient des profondeurs de mon être, de la faire passer dans la profondeur du papier ou de la décrire de telle sorte que ce que j’aurais écrit pût être entièrement inclus en moi. Ce n’est pas un besoin artistique.
Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 177.
On a pris le thé : en trente-quatre ans de la vie de Madu, c’était la première fois, ainsi aux portes de Bombay, qu’un blanc entrait au village. Et des têtes passaient à la porte, se découpant à contre-jour : « My friend Bonn, of America… » À la troisième ou quatrième fois, je lui ai demandé pourquoi l’Amérique. Que moi c’était la France, en Europe : « Because, for us in India, atcha : America and Latin America, same thing… » Et parce qu’on était dans la confidence, une dizaine de bonshommes par terre et la chaise vide au milieu, il m’a demandé comment je priais Jésus. J’ai dit ne pas prier. « Atcha. I know that. I pray at morning, before my wash. Ad you, that’s Sunday, only at Sunday… » J’ai dit encore que non. « So, you’re a jew ? » Que non encore. Alors sa voix : « Listen : but who brings you happiness ? »
François Bon, Les Indes noires.
Toute idée féconde tourne en pseudo-idée, dégénère en croyance. Il n’est guère qu’une idée stérile qui conserve son statut d’idée.
Emil Cioran, « Le mauvais démiurge », Œuvres, Gallimard, p. 711.