feuilleton

Montépin ourdissait pour un même feuilleton tant d’intrigues si compliquées que sa plume s’y emberlificotait. Le Trombinoscope de Touchatout (1875, 4e volume, numéro 187) révèle — mais est-ce vrai ? — que pendant la publication des Tragédies de Paris dans le Figaro, « il envoya à M. de Villemessant un télégramme de détresse ainsi conçu : “Suis complètement embourbé, sais plus qu’ai fait de Sarriol ; ai mêlé enfants du prologue, me rappelle plus avec qui ai marié comte de Tréjean mois dernier. Envoyez secours.” »

Roland de Chaudenay, Les plagiaires, Perrin, p. 209.

David Farreny, 24 août 2003
gourmander

La mendicité générale trouble plus profondément encore. On n’ose plus croiser un regard franchement, par pure satisfaction de prendre contact avec un autre homme, car le moindre arrêt sera interprété comme une faiblesse, une prise donnée à l’imploration de quelqu’un. Le ton du mendiant qui appelle : « sa-HIB ! » est étonnamment semblable à celui que nous employons pour gourmander un enfant : « vo-YONS ! » amplifiant la voix et baissant le ton sur la dernière syllabe, comme s’ils disaient : « Mais c’est évident, cela crève les yeux, ne suis-je pas là, à mendier devant toi, ayant de ce seul fait, sur toi, une créance ? À quoi penses-tu donc ? Où as-tu la tête ? » L’acceptation d’une situation de fait est si totale qu’elle parvient à dissoudre l’élément de supplication. Il n’y a plus que la constatation d’un état objectif, d’un rapport naturel de lui à moi, dont l’aumône devrait découler avec la même nécessité que celle unissant, dans le monde physique, les causes et les effets.

Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Plon, p. 153.

David Farreny, 29 nov. 2003
indifférence

Selon la Sœur suprême, la jalousie, le désir et l’appétit de procréation ont la même origine, qui est la souffrance d’être. C’est la souffrance d’être qui nous fait rechercher l’autre, comme un palliatif ; nous devons dépasser ce stade afin d’atteindre l’état où le simple fait d’être constitue par lui-même une occasion permanente de joie : où l’intermédiation n’est plus qu’un jeu, librement poursuivi, non constitutif d’être. Nous devons atteindre en un mot à la liberté d’indifférence, condition de possibilité de la sérénité parfaite.

Michel Houellebecq, La possibilité d’une île, Fayard, p. 376.

Élisabeth Mazeron, 9 nov. 2005
intérêts

Il observait du mieux qu’il pouvait la tête rouge qui, comme fanée, était suspendue au cou gras et semblait perdre sa couleur ; car la large moustache blanche était, à ses racines, entièrement d’un jaune sale. Pepi était assis penché en avant, les coudes appuyés sur les genoux, et crachait de temps à autre à travers ses mains jointes sur le sable, où se formait déjà un petit marécage. Il avait énormément bu toute sa vie et semblait condamné à rembourser à la terre, par acomptes au moins, les intérêts du liquide absorbé.

Rainer Maria Rilke, Au fil de la vie, Gallimard, p. 56.

Élisabeth Mazeron, 17 janv. 2008
point

Donc rester assis. Survoler des yeux écarquillés les plates-bandes d’idées. […] Le mur blanc me regardait, comme toujours, paisiblement ; paisiblement ; — pai. Si. Blement. – – (Le gros point brillant dans la serrure de la porte, c’était le bout de la tige – de la clé ; très brillant. Brillant gênant en fait ; je décidai d’y coller demain un rond de papier.)

Arno Schmidt, « Échange de clés », Histoires, Tristram, p. 70.

Cécile Carret, 22 nov. 2009
pensé

L’incident est futile (il est toujours futile) mais il va tirer à lui tout mon langage. Je le transforme aussitôt en événement important, pensé par quelque chose qui ressemble au destin. C’est une chape qui tombe sur moi, entraînant tout. Des circonstances innombrables et ténues tissent ainsi le voile noir de la Maya, la tapisserie des illusions, des sens, des mots. Je me mets à classer ce qui m’arrive. L’incident, maintenant, va faire pli, comme le pois sous les vingt matelas de la princesse ; telle une pensée diurne essaimant dans le rêve, il sera l’entrepreneur du discours amoureux, qui va fructifier grâce au capital de l’Imaginaire.

Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Seuil, p. 83.

Élisabeth Mazeron, 9 déc. 2009
changer

Mon père, mes oncles, celui de mes grands-pères que j’ai connu, étaient pêcheurs. En l’absence d’occupations sérieuses, de soucis historiques, comme de changer le monde ou simplement soi-même, ils passaient au bord de l’eau le temps qu’ils ne passaient pas au travail. Que dire des heures que nous avons partagées, eux qui appartenaient corps et âme à leur petit pays, moi qui étais, même si je n’en savais rien, pour le quitter ?

Pierre Bergounioux, Chasseur à la manque, Gallimard, p. 11.

Cécile Carret, 14 avr. 2010
annexait

Quand arriva la nouvelle lettre de l’Américain, je ne me rappelais plus que je lui avais demandé une photo. Je pris le cliché en pleine figure : on y voyait une chose nue et glabre, tellement énorme qu’elle débordait du cadre. C’était une boursouflure en expansion : on sentait cette chair en continuelle recherche de possibilités inédites de s’étendre, d’enfler, de gagner du terrain. La graisse fraîche devait traverser des continents de tissus adipeux pour s’épanouir à la surface, avant de s’encroûter en barde de rôti, pour devenir le socle du gras neuf. C’était la conquête du vide par l’obésité : grossir annexait le néant.

Amélie Nothomb, Une forme de vie, Albin Michel, p. 111.

Élisabeth Mazeron, 28 sept. 2010
nom

Fermes si bien enfouies dans la neige qu’on les dirait inhabitées, n’était un filet de fumée montant d’une cheminée ou un chien juché sur un tas de bois et aboyant en silence.

Äksi kihelkond, à 23 kilomètres de Tartu, au sein d’un étincellement blanc. Ce nom résume le paysage : inhabitable, car imprononçable, du moins non mémorisable pour moi (ou alors au prix de tels efforts que j’aurais l’impression de cheminer dans la neige).

C’est pourquoi je le note.

Richard Millet, Eesti. Notes sur l’Estonie, Gallimard, p. 53.

David Farreny, 4 sept. 2012
saurait

Il avait eu très peur, mais sa peur essentielle avait été et était encore d’avoir pu tuer un homme. Il montrait d’une âme égale ses nombreuses blessures, au tibia, à la cuisse, à l’épaule – ne sortant de ses gonds que lorsqu’on en venait, inévitablement, à cet Italien qu’il avait, sur ordre, mis en joue. « J’ai visé au-dessus de sa tête, disait mon père, mais quand j’ai tiré il a sauté en l’air, comme ça, les bras en croix, et ensuite je ne l’ai plus vu. » C’était le seul moment qu’il racontait encore et toujours les yeux écarquillés ; car l’autre continuait toujours, trente, quarante, cinquante après, à sauter en l’air, et jamais on ne saurait avec certitude s’il se laissait retomber ensuite dans sa tranchée ou s’il y était précipité la tête la première.

Peter Handke, Le recommencement, Gallimard, p. 63.

Cécile Carret, 4 août 2013
quinquagénaire

Un demi-siècle ! me félicite-t-on en assenant une claque magistrale sur mes omoplates rongées par l’ostéoporose. Un peu de respect, voulez-vous, et des prévenances, s’il vous plaît ! Un vieillard de cinquante ans, lit-on quelque part dans Balzac. Lequel Balzac mourut d’épuisement un an après avoir fêté ce sinistre anniversaire. Je me rassure : les temps ont changé. Le quinquagénaire d’aujourd’hui avait trente ans au xixe siècle. Le trentenaire de l’époque avait lui-même dix-huit ans et le garçonnet de dix ans n’était pas né encore. Bien sûr. Mais cela fait beaucoup d’années tout de même. Toutes les femmes pourraient être mes filles. Partout, on me présente des ardoises ; la plupart sont des tuiles ; sans mentir, un toit me dégringole sur la tête.

Il faut l’accepter : le premier tiers de ma vie est maintenant derrière moi.

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 79.

Cécile Carret, 9 mars 2014
aubergiste

Les gens se trompent quand ils croient qu’ils mettent au monde des enfants. Ils accouchent d’un aubergiste ou d’un criminel de guerre suant, affreux, avec du ventre, c’est celui-là qu’ils font naître, pas des enfants. Alors les gens disent qu’ils vont avoir un petit poupon, mais en réalité ils ont un octogénaire qui pisse de l’eau partout, qui pue et qui est aveugle et qui boite et que la goutte empêche de bouger, c’est celui-là qu’ils mettent au monde. Mais celui-là, ils ne le voient pas, afin que la nature puisse se perpétuer et que le même merdier se poursuive à l’infini.

Thomas Bernhard.

David Farreny, 9 déc. 2014
manège

Quelle que soit la cause du choc violent qu’il a enduré, le mélancolique souffre d’un ralentissement de son être, infirmité handicapante pour participer pleinement au manège social, sans doute, mais propice à en contempler avec clarté et distinction les rouages, les péripéties, les ridicules, le tragique, et, parfois, à le décrire. Le joyeux, dont la conscience s’oublie dans le présent, ne peut mettre la réalité à distance de son regard alors qu’elle s’offre aux yeux du mélancolique, en proie aux instants qui s’éternisent, comme un spectacle étrange et, néanmoins, jamais surprenant.

Frédéric Schiffter, « préface », Le charme des penseurs tristes, Flammarion.

David Farreny, 4 mai 2024

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