voyager

Je suis persuadé que n’importe quelle table peut être pour chacun de nous un pays aussi vaste que toute la chaîne des Andes, et pour cette raison — tout lieu en valant à mes yeux tout autre — je ne vois pas de grande utilité à voyager. Je dois dire que j’ai toute ma vie beaucoup aimé les tables.

Jean Dubuffet, « Tables paysagées, paysages du mental, pierres philosophiques », Prospectus et tous écrits suivants (2), Gallimard, p. 81.

Bilitis Farreny, 21 mars 2002
écoute

Mais le mal répondait, il répondait comme le mal, d’une voix tonitruante qui n’écoute rien.

Le souffle, où était le souffle ?

Mon œuf seulement écoutait le monde. Seulement mon œuf absorbait encore le monde…

Henri Michaux, « Vents et poussières », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 172.

David Farreny, 9 nov. 2005
habitable

La mer de l’Odyssée nous est barrée, celle de Racine non moins, celle de Bonnard tout autant ; les plages de Jules et Jim n’existent plus, ni leurs pinèdes ; c’est tout juste si nous pouvons attraper quelques vestiges ultimes des Vacances de M. Hulot, et pour le reste ne nous tend plus guère les bras que l’univers des Bronzés : nous y tombons d’un cœur allègre, en affectant de croire que c’est au moins Cabourg, et que Tendre est la nuit, sinon Nausicaa. La Hollande et ses ciels peuvent prodiguer encore, à condition de méticuleux cadrages, quelques belles impressions de Ruysdael. Mais le plus grand paysage classique européen, surtout dans sa forme la plus princeps et la mieux consacrée, c’est-à-dire romaine, il y a beau temps qu’il n’a plus de répondant sur la terre ; il en va de lui comme de ce mythe dont la mélancolie nous est désormais soustraite, elle aussi, la «  campagne romaine  » : champs de ruines parmi les pacages et les montagnes du soir, que nous disaient ces flâneries et ces vedute, sinon la fragilité des empires, des bonheurs et la nôtre, et la familiarité pastorale de la mort ? Les bretelles et les talus du grande raccordo annulare ne racontent plus rien de tel, ni leur tumulte ordurier. Circulation frénétique, embouteillages, klaxons, chantiers perpétuels, détritus généralisés : on peut dire que c’est la vie même. Mais c’est la vie sans art, sans forme, sans silence, sans faille ni sans refuge pour la solitude, sans habitable idée de la mort. Elles ne sont plus en nous, nous sommes tout en elles. Leur victoire est cette fois totale.

Renaud Camus, « Wittgenstein sur la côte de Galway », Esthétique de la solitude, P.O.L., pp. 160-161.

David Farreny, 3 sept. 2009
décivilisation

Car les jeunes en question sont moins opprimés ou méprisés que séduits par un système expansif de production et de consommation qui ne leur parle qu’immédiateté, qui leur fait miroiter tout, tout de suite, et qui les pousse ainsi à délaisser les vieilles promesses exigeantes de l’intégration et de l’émancipation pour la promesse technique, fraîche et excitante de disposer du monde d’un claquement de doigts ou comme disait Fellini, « d’avoir le maximum de choses, en excluant l’attention personnelle, la participation personnelle ». Et ce qui entretient en eux la rage, c’est le sentiment d’être lésés dans leurs droits chaque fois que leur désir rencontre une impossibilité, une difficulté ou une limite. À les gratifier, quoi qu’ils fassent, d’une compréhension infinie, on collabore à la transformation des droits de l’homme en droits de l’homme de l’enfant gâté, c’est-à-dire à la décivilisation du monde.

Alain Finkielkraut, « Réponse à Stefan Zweig », L’imparfait du présent, Gallimard, pp. 245-246.

Élisabeth Mazeron, 9 janv. 2010
destin

Reste à savoir si nous ne devrions pas être décimés un peu plus souvent peut-être, étant donné que sans cela, l’air dont nous avons besoin pour respirer pourrait bien venir à manquer. Les rangs de nos pères étaient éclaircis à intervalles réguliers. Après un de leurs orages guerriers purificateurs, seuls quelques-uns relevaient la tête. Ceux-ci mettaient de l’ordre dans les affaires restées en suspens, rangeaient, et fécondaient les femmes qui restaient. Celui qui savait tenir un stylo à peu près droit devenait écrivain et professeur d’écriture, celui qui savait tenir un pinceau devenait peintre et professeur de peinture, celui qui savait tenir de la farine devenait boulanger et professeur de boulangerie, celui qui était cultivé devenait cultivateur et ainsi de suite, jusqu’à ce que tous les vides soient comblés et que ces gentils humains provisoires soient relayés par leurs descendants. Puis il y avait à nouveau une épidémie ou une bataille qui faisait de la place. De nos jours, les gens doivent se livrer à une lutte impitoyable pour avoir une place au soleil et, de ce fait, gagner aussi parfois leur vie avec les idées les plus insolites, par exemple en exigeant davantage de destin.

Matthias Zschokke, Maurice à la poule, Zoé, pp. 202-203.

David Farreny, 11 mars 2010
détours

Puis la femme cria à l’adresse des enfants qui se tenaient détournés l’un de l’autre comme devenus ennemis – le gros garçon plutôt triste : « Hé, les enfants, faites la paix ! »

Le gros garçon sourit, délivré, et tous deux, tête baissée, il est vrai, se dirigèrent par des détours, l’un vers l’autre.

Peter Handke, La femme gauchère, Gallimard, p. 75.

Cécile Carret, 30 juin 2013
ensuite

52 ans aujourd’hui. J’ai donc survécu à Molière, Balzac, Rilke, Proust et Artaud. C’est intéressant car ainsi nous allons savoir ce qu’ils auraient donné ensuite.

Éric Chevillard, « samedi 18 juin 2016 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 18 juin 2016
missive

Mais à qui écrire ? Personne en vue. Et pas d’enveloppe, pas de papier à lettres. J’ai quand même expédié ma première missive, je l’ai pliée en petit bateau, j’ai collé le timbre dessus et j’ai écrit : « Au premier qui la ramassera. » Ne restait plus qu’à ouvrir le vasistas et à la jeter, comme dans une boîte aux lettres.

Voilà comment cela s’est passé. Avec mon coauteur, la vodka, nous nous sommes peu à peu pris de passion pour la chose épistolaire.

Sigismund Krzyzanowski, Rue Involontaire, Verdier, p. 14.

Cécile Carret, 6 mai 2024

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