angles

Les hommes désespérés vivent dans des angles. Tous les hommes amoureux vivent dans des angles. Tous les lecteurs des livres vivent dans des angles. Les hommes désespérés vivent accrochés dans l’espace à la manière des figures qui sont peintes sur les murs, ne respirant pas, sans parler, n’écoutant personne. La falaise qui domine le golfe de Salerne était un mur qui donnait sur la mer. Je n’ai jamais plus trouvé de joie auprès d’autres femmes qu’elle. Ce n’est pas cette joie qui me manque. C’est elle. Aussi ai-je dessiné toute ma vie un même corps dans les gestes d’étreinte dont je rêvais toujours.

Pascal Quignard, Terrasse à Rome, Gallimard, p. 9.

Élisabeth Mazeron, 12 déc. 2003
principe

Le poing de fer qui les a martelés a comme parachevé leur principe fossile, leur essence chtonienne. Écornés, rongés, feuilletés, sous le pilon, à l’instar de bancs sédimentaires, leur carcasse grise, herbue, a fini par se confondre avec l’écorce terrestre. N’étaient les couleurs piquées dessus, les écriteaux de tôle et l’esplanade ménagée à proximité, rien ne les distinguerait des reliefs entassés, entre Argonne et Woëvre, sur l’antique route des invasions. Quand on gagne la superstructure, on a besoin de se rappeler, de se dire qu’on a leurs deux étages, et les soutes, sous les pieds, qu’on en foule le toit, et non une quelconque portion de la surface du globe. Les inégalités sont telles qu’elles excluent l’idée d’ouvrage, de toit, d’art et de mesure, de fragilité qui signent la main de l’homme. Il n’y a que la vieille terre pour souffrir pareilles lésions et n’être pas percée, détruite, pulvérisée. Les projectiles de 400 — deux mètres de long et huit cents kilos — qui ont traversé, n’ont pas enlevé de grands pans de muraille, à peine dérangé les profondeurs obscures, compartimentées, de termitière. Le seul effet, indirect, de ces colossales atteintes, c’est l’inflexion, peu perceptible, qu’on observe dans la galerie où un dépôt de munitions, enflammé par un coup perforant, explosa. La paroi du fort a reculé d’une trentaine de centimètres et tout un bataillon — six cent soixante-dix hommes — fut foudroyé, dont on mura les restes dans une casemate.

Pierre Bergounioux, Le bois du Chapitre, Théodore Balmoral, pp. 50-52.

David Farreny, 21 oct. 2005
convaincre

Allée des orangers : les cloches dans la nuit lancent un petit espoir de convaincre, tellement dissous qu’il atteint toujours le cœur de la cible.

Gérard Pesson, « dimanche 5 janvier 1992 », Cran d’arrêt du beau temps. Journal 1991-1998, Van Dieren, p. 51.

David Farreny, 22 mars 2010
détache

Le plus intéressant dans cette histoire, c’étaient les lieux. La campagne est magnifique, en ce moment ; et même cette terrasse de Mauvezin, dans sa paisible insignifiance, son Dasein insinuant, tout de vacance, un dimanche fait espace, du rien fait air… J’imagine que la perversion commence quand les balustrades se mettent à produire plus d’effet sur vous que les corps, les ciels que les visages, les feuillages que les queues… À moins que ce ne soit le grand âge ? Ou bien encore la sagesse, le détachement ? Programme d’une vie : je me détache. Programme d’une mort ?

Renaud Camus, « dimanche 23 août 1998 », Hommage au carré. Journal 1998, Fayard, p. 244.

Élisabeth Mazeron, 28 avr. 2010
espèce

Deux cerfs affrontés, leurs bois inextricablement imbriqués, secouent l’échine et tournent sur place sans parvenir à se dégager tandis qu’une espèce de daim dans le public susurre à l’oreille d’une biche des choses osées qui la font rire.

Éric Chevillard, Le vaillant petit tailleur, Minuit, p. 49.

Cécile Carret, 25 avr. 2011
courtes

111. Choses qui doivent être courtes

Le fil pour coudre quelque chose dont on a besoin tout de suite.

Un piédestal de lampe.

Les cheveux d’une femme de basse condition. Il est bon qu’ils soient gracieusement coupés court.

Ce que dit une jeune fille.

Sei Shônagon, Notes de chevet, Gallimard, p. 238.

David Farreny, 2 juin 2011
pièces

Bigongiari m’avait attiré, dès son titre, par une enivrante toponymie. Ajoutées à celles, nettement solennisées, de la forme journal (29 novembre 1955, 18 avril 1956, 10 août 1956, jour de la Saint-Laurent, 15-24 octobre 1957, etc., ces dates sont déjà, pour moi, de la poésie), ce sont toutes les séductions de la Toscane et de l’Italie qui viennent s’offrir à ces poèmes : Gare de Pistoia, Mugello, L’Adda sous la brume, Par un soir de vent et de lune au bord du Mugnone, Hirondelles au-dessus d’Anghiari, Soir de Barberino, Maremme, Sur le Lungarno en décembre, Luca se promenant dans Florence, Hirondelles de mer sur l’Arno, En remontant avec Mario [Luzi] la vallée de l’Orsigna, En revenant de Sabbioneta, La longue nuit de Cortone. Bien entendu, c’est moi qui reviens de Sabbioneta (avec Denis), c’est moi qui longe l’Arno en décembre, c’est moi qui rêve à Barberino, où si souvent je suis passé, dans la montagne au-dessus de Florence, c’est moi qui couche à Cortone, et me perds dans les brumes de l’Adda. Il n’est pas jusqu’à mon pauvre cher Indien des Cascine qui ne paraisse là, au confluent rituel de ses deux rivières : L’Arno divaga in una luce cieca, / attendono acqua i morti con la gole asciutte / e nei vivi si piaga la memoria. Et la mémoire chez les vivants se blesse… Et la mémoire chez les vivants se blesse… Comment puis-je juger de cette poésie comme texte, quand elle regorge d’emblée, à mes yeux, pour mon cœur, de tout ce qui peut les émouvoir le plus au monde, ces terres si souvent parcourues et pourtant à peine touchées, semble-t-il, et de soirs, et d’amours, et de pertes, et d’oublis ? Si ce sont les mots eux-mêmes qui s’emparent de moi, c’est par quelque amphibologie qui les fait mieux vibrer : la draga trapana quest’aria senza trafiggerla (la drague creuse l’air sans le trouer (L’Indien toujours, 18 avril 1956)). Mais en général c’est vers des noms que je m’envole et m’insomnise, vers de vraies chambres et de vraies nuits : donne-moi, / Cortone, glacée, une de tes / immenses pièces d’angle dans la nuit (dammi / una delle tue gelide, Cortona, / stanze d’angolo immense nella notte).

Renaud Camus, « samedi 2 juillet 1988 », Aguets. Journal 1988, P.O.L., pp. 222-223.

David Farreny, 21 août 2011
espérance

Ces longues journées de paix studieuse, de solitude, estompent l’indigence et l’amertume du présent, laissent remonter les heures lointaines où je vivais sans y songer, le temps inconcevable, désormais, de l’enfance, de la première adolescence. J’éprouvais, dès alors, des peines pareilles à celles d’aujourd’hui, une envie de crever à laquelle les années ultérieures n’ont pas tellement ajouté. Mais jamais plus je n’aurai de joies comparables à celles d’alors. C’est qu’elles étaient faites, pour l’essentiel, de l’espérance du bonheur, dont Rousseau dit qu’elle est tout le bonheur.

Pierre Bergounioux, « mercredi 19 février 2003 », Carnet de notes (2001-2010), Verdier, p. 333.

David Farreny, 26 janv. 2012
pointe

À dix-huit, dix-neuf ans, l’espace d’une seconde, Musil aperçoit sa mère nue. Ça lui reste. Il nous reste ainsi des fentes d’existence, longues à mourir, à vivre, c’est la même chose, que nous portons, dont nous portons le négatif en nous, sans le savoir, puis, grâce à une répétition — mais sans aucun rapport avec la vision initiale, sinon de rappel —, nous voilà comme en écho direct avec ce qu’on ne savait pas avoir vu à ce point.

Georges Perros, « Notes de résistance », Papiers collés (3), Gallimard, p. 174.

David Farreny, 27 mars 2012
moi

Ce qui rend les mauvais poètes plus mauvais encore, c’est qu’ils ne lisent que des poètes (comme les mauvais philosophes ne lisent que des philosophes), alors qu’ils tireraient un plus grand profit d’un livre de botanique ou de géologie. On ne s’enrichit qu’en fréquentant des disciplines étrangères à la sienne. Cela n’est vrai, bien entendu, que pour les domaines où le moi sévit.

Emil Cioran, « De l’inconvénient d’être né », Œuvres, Gallimard, p. 1316.

David Farreny, 31 janv. 2013
œuvres

Mais nous ne pouvons ici-bas espérer de rien parachever, et bienheureux l’homme chez qui la volonté ne passe point tout entière dans le douloureux effort. Nulle maison n’est bâtie, nul plan n’est tracé, où la perte future ne soit la pierre de base, et ce n’est point dans nos œuvres que vit la part impérissable de nous-mêmes.

Ernst Jünger, Sur les falaises de marbre, Gallimard, p. 164.

Cécile Carret, 27 août 2013

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