placide

Enfin, je me rappelle la satisfaction et la quiétude, je dirais presque le placide bonheur, que procure au milieu de la nuit la perception assourdie de la trépidation des machines et du froissement de l’eau par la coque ; comme si le mouvement faisait accéder à une sorte de stabilité d’une essence plus parfaite que l’immobilité ; laquelle, par contre, réveillant brusquement le dormeur à l’occasion d’une escale nocturne, suscite un sentiment d’insécurité et de malaise : impatience que le cours devenu naturel des choses ait été soudain compromis.

Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Plon, p. 65.

David Farreny, 29 nov. 2003
souvenir

Il y a une nuit irrésistible au fond de l’homme. Chaque soir les femmes et les hommes s’endorment. Ils sombrent en elle comme si les ténèbres étaient un souvenir.

C’est un souvenir.

Les hommes croient parfois qu’ils s’approchent des femmes ; ils regardent l’expression de leur visage ; ils tendent leurs bras vers leurs épaules ; ils retournent vers leur corps chaque soir et ils se couchent contre leur flanc ; ils ne s’endorment pas davantage ; ils ne sont que les jouets de la nuit, menés en laisse par la scène invisible qui les a engendrés et qui porte son ombre partout et sur tout.

Pascal Quignard, Terrasse à Rome, Gallimard, p. 140.

Élisabeth Mazeron, 14 déc. 2003
justifié

Très bonne journée, grâce à une exposition magnifique. Connaissez-vous Paul Klee, le peintre mi-allemand mi-suisse mort en 1940 ? Son œuvre poétique, séduisante au possible, connue partiellement, déjà m’enchantait, mais peu de ses tableaux émergeaient, les Allemands l’ayant interdit comme décadent. Aujourd’hui on en exposait plus d’une centaine : l’ensemble d’une vie, la totalité d’un homme, une peinture riche de fantaisie, abstraite parfois, en tout cas très irréaliste. Eh bien quand à la sortie, on contemple la nuit réelle, on a un choc : oui, c’est bien ça. La même beauté, le même humour, la même tristesse et la même joie éclatent dans les lumières rouges ou vertes de la nuit réelle que dans l’irréalisme des toiles aux merveilleuses couleurs. Je me sens bien ce soir. N’est-ce pas un critère valable pour juger la littérature ou l’art, ce pouvoir qu’ils détiennent de vous faire vous sentir profondément justifié ? Vos livres possèdent cette qualité précieuse et c’est ce qu’on demande à un homme ou à une femme également, n’est-ce pas ? D’inspirer ce simple sentiment : ça vaut la peine que le monde existe si des événements pareils y surviennent : ce tableau, ce livre, cet amour, ce sourire.

Simone de Beauvoir, « samedi 28 février 1948 », Lettres à Nelson Algren, Gallimard, pp. 272-273.

Élisabeth Mazeron, 26 août 2009
âme

J’étais dans l’incapacité totale de réfléchir avec mesure et de m’accrocher à une explication. Je découvrais, d’un coup, que le monde m’avait lâché et je me tenais sur son bord comme au-dessus d’un abîme qui me fascinait et m’aspirait et me hantait de terreur. Ce mur vidé de sa matière et réduit à sa fantomatique blancheur d’avant toute forme s’ouvrait en vertige dans l’intime profondeur de mon corps. J’en étais malade. Je me trouvais devant lui comme devant une fenêtre dont l’appui aurait disparu, avec l’appréhension d’une chute inévitable et le sentiment de la vanité qu’il y avait à vouloir en reculer l’échéance. Et cependant je ne tombais pas. Je me tenais encore debout, tout contre, les jambes molles, la gorge sèche, l’estomac chaviré, tout le corps inondé d’une sueur glacée. Peut-être un cri cherchait-il son issue dans cette débâcle de la chair. Mais il ne vint pas. Il ne vint jamais. Il demeura et demeure encore en moi comme un pur possible soumis à la phrase qui l’enveloppe, le retient, le porte à ses limites sans jamais le laisser fuser. Et l’âme, si elle est, n’est rien d’autre.

Claude Louis-Combet, Blanc, Fata Morgana, pp. 61-62.

Élisabeth Mazeron, 15 mars 2010
par-dessus

Plus que des colères. Plus que des rancœurs. Plus que des haines. Plus que des amertumes. Le silence froid de l’indifférence l’accable, l’accompagne.

Le vaste ciel par-dessus venu des campagnes. Plein d’exubérance. À tort et à travers. Juvénile et neuf. Éclatant de fraîcheur. Car c’est la saison. Le calendrier tourne la page de l’hiver. Il fait ses affaires de calendrier.

Hélène Bessette, La tour, Léo Scheer, p. 180.

Cécile Carret, 10 oct. 2010
molle

riant à gorge déployée de cette plante molle qui croît dans un ventre et développe tardivement la charpente osseuse qui va la soutenir et l’articuler, tel un arbre qui commencerait par produire une nuée de feuilles vibrantes puis seulement accrocherait celle-ci à des branches attaché à un tronc enraciné dans le sol, et qui conserve à jamais de cette période où son corps levait comme une pâte susceptible d’adopter les formes les plus aberrantes de grandes dispositions pour l’effroi et ses terribles grimaces mais aussi le tourment perpétuel de l’hésitation, ce flottement dans les gestes, ce flou dans le regard, cette figure confuse, en permanence ces airs louches de voisin d’urinoir, riant de tout cela comme de toute chose, pour faire mes dents, sans doute

Éric Chevillard, Le vaillant petit tailleur, Minuit, p. 19.

Cécile Carret, 25 avr. 2011
pourvoirons

Il fut un temps, camarades,

où nos pieds enfonçaient dans la terre comme le fer à charrue,

la sève nous prenait pour un arbre, y montait

les oiseaux nous prenaient pour des toits, s’y nichaient,

et la femme venait à nous, nous prendre la semence

pour en faire je ne sais quoi —

Étions-nous donc des dieux ?

Il fut un temps, camarades,

où le sanglot des hommes monta jusqu’à nos reins

le fruit était-il donc véreux ?

le mal était-il incurable ?

Ah, il fallait jeter des ponts sur les rivières

arracher le secret aux herbes, aux entrailles

des choses —

inventer, oublier des quantités de choses !

Si ce monde est mauvais que de mondes

à naître ! Nous y pourvoirons.

Il fut un temps, camarades,

où nous nous sommes usés au monde,

où nos regards en y entrant se sont tordus comme clous

la vieillesse, la solitude,

savez-vous ce que c’est ? et l’affreuse nouvelle

qu’on meurt sur les saisons ?

Allez, allez, il faut s’agripper à la vie !

Et la vie s’est effondrée comme un plancher pourri

et la noce des jours est tombée dans la cave

avec ses musiciens aveugles…

Je ne songeais pas, camarades,

qu’un jour nous referions ce voyage d’Ulysse

les bourses vides. Il fut un temps

où nous ne songions pas que notre soif des hommes

et notre soif d’éternité

ne feraient plus qu’une poignée

de fiente, à peine chaude

— d’oiseaux.

Benjamin Fondane, « Ulysse », Le mal des fantômes, Verdier, pp. 68-69.

David Farreny, 21 juin 2013
directions

Nous voulons savoir si notre avènement était inéluctable ou si l’homme s’est relevé en se frottant les reins de tous les tonneaux et roulés-boulés effectués par la créature animale idiote sur la pente de l’évolution, qui s’est reçue ainsi, donc, sur ses deux pieds et la tête en l’air, mais aurait pu aussi bien grandir et pencher dans d’autres directions et se retrouver belette molle ou pou du poulpe sans plus de nécessité.

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 65.

Cécile Carret, 10 fév. 2014
rompt

Pour être lu, un livre se rompt – mais les deux moitiés sont pour toi.

Éric Chevillard, « jeudi 19 mai 2016 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 19 mai 2016

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