Les buissons d’un minuscule jardin sont devenus si hauts et si touffus qu’on peut à peine se glisser jusqu’au croisement des deux courtes allées. Un escalier aux marches descellées descend vers une pièce d’eau couverte de morènes. Noirceur du labyrinthe de poche, longues ombres des deux vieux cyprès, soleil pâle — je n’aime rien tant que ces maisons abandonnées et leurs jardins solitaires, dont je suis le maître par amour, par attention, par absence au monde, le temps d’un allongement sur la murette. Même les chiens paraissent entendre des voix éteintes, et les rires d’enfants morts. Ils s’avancent sur la pointe des pattes, comme si à tout instant quelqu’un allait pousser les volets et s’étonner de leur présence, et de la mienne.
Mais non, nous sommes bien seuls.
Renaud Camus, « mardi 10 février 1998 », Hommage au carré. Journal 1998, Fayard, p. 69.
La question morale par excellence, on l’a souvent noté, c’est celle de l’emploi du temps.
Elle résume et elle implique toutes les autres. Ce qu’un individu décide de faire du temps qui lui est imparti sur la terre, de ses années, de sa journée, des heures de ses journées, et la façon dont il les répartit, le poids respectif qu’il choisit de donner, et qu’il donne effectivement, à telle ou telle activité, à tel ou tel ordre de labeur, de plaisir, d’exercice ou d’étude : pareils choix engagent la totalité de son sentiment des valeurs.
Encore faut-il, bien sûr, que le temps lui-même soit une valeur, pour celui qui le gère […]. Dis-moi à quoi tu passes ton temps, je te dirai ce que tu vaux — mais ce que tu vaux devant Dieu, ou devant les hommes, ou devant la sagesse, les siècles, la poésie, la conscience d’être ; non pas ce que tu vaux sur le marché du travail…
Et pourtant si, un peu, aussi.
Renaud Camus, Qu’il n’y a pas de problème de l’emploi, P.O.L., p. 48.
Ce qu’il y a d’admirable dans le bonheur des autres, c’est qu’on y croit.
Marcel Proust, « lettre à Antoine Bibesco », Correspondance.
D’ailleurs, si l’on était rendu instantanément à soi en vérité, qu’il faille éprouver tout d’un coup la douleur que c’est, on n’y survivrait pas. On serait désintégré, sublimé.
Pierre Bergounioux, L’orphelin, Gallimard, p. 100.
Nous aimions aussi créer des images, que nous nommions des modèles. C’étaient trois ou quatre phrases écrites sur un feuillet en un mètre bref. Il s’agissait de saisir en chacune d’elles un fragment de la mosaïque du monde, tout comme on sertit des pierres en un métal. Pour ces modèles aussi nous étions partis des plantes et nous revenions sans cesse à elles. C’est ainsi que nous décrivions les choses et leurs métamorphoses, du grain de sable à la falaise de marbre, et de la fugace seconde à la vaste année. Le soir venu, nous réunissions ces feuillets, et quand nous les avions lus, nous les brûlions dans la cheminée.
Ernst Jünger, Sur les falaises de marbre, Gallimard, p. 32.
Non seulement un enfant non voulu quelquefois naît de tes accouplements mais, par la suite, il lui arrive encore de surgir inopportunément quand tu baises.
Éric Chevillard, « mardi 16 juin 2015 », L’autofictif. 🔗
Appliquer et systématiser les réflexions de Virilio : plus de ville, de campagne, plus d’agglomération ni d’aventure urbaine. Une traversée de Paris en voiture vous fait traverser un million de romans, mais ils ont été écrits. Vous allez de chez vous, qui est simplement un terminal pour de multiples appareils électroniques, à un autre appartement qui représente la même chose. Développer.
Philippe Muray, « 5 avril 1984 », Ultima necat (I), Les Belles Lettres, pp. 441-442.
Ses grands tourments l’ont conduit au suicide, mais il a injustement entraîné avec eux dans la mort le cadet de ses soucis.
Éric Chevillard, « mardi 21 avril 2020 », L’autofictif. 🔗