N’empêche : ce qui combat le mieux la fatigue, c’est le désir. Beaucoup de gens, en voyage, répètent qu’ils ne peuvent plus s’intéresser à rien parce qu’ils sont fatigués. Mais à moins qu’il ne s’agisse de vieillards, ou de malades, c’est tout le contraire : ils sont fatigués parce qu’ils ne s’intéressent à rien, ou à peu de chose, ou très modérément, par convention. Un palais de plus, une salle d’un musée, une église supplémentaire, c’est pour eux une épreuve ajoutée, nullement une curiosité nouvelle à satisfaire, un plaisir, l’objet d’un désir. Plus chiche leur intérêt, plus grande leur lassitude.
Renaud Camus, « lundi 27 avril 1987 », Vigiles. Journal 1987, P.O.L., p. 154.
Moi, pas inquiet, je continuais à « être ». Sans plus. C’était beaucoup.
Henri Michaux, « Connaissance par les gouffres », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 21.
Il faut de moins en moins écrire et bientôt ne plus écrire du tout. L’écriture est contraire à la méditation. Ta paresse à méditer s’appuie sur ce que tu comptes te délivrer à demi en écrivant.
Pierre Drieu La Rochelle, « Journal 1944-1945 : 8 janvier », Récit secret. Journal 1944-1945. Exorde, Gallimard, p. 74.
Ce qui est donné à qui se relit, ce n’est pas un sens, mais une infidélité, ou plutôt : le sens d’une infidélité. Ce sens, il faut toujours y revenir, c’est que l’écriture n’est jamais qu’un langage, un système formel (quelque vérité qui l’anime) ; à un certain moment (qui est peut-être celui de nos crises profondes, sans autre rapport avec ce que nous disons que d’en changer le rythme), ce langage peut toujours être parlé par un autre langage ; écrire (tout au long du temps), c’est chercher à découvert le plus grand langage, celui qui est la forme de tous les autres. L’écrivain est un expérimentateur public : il varie ce qu’il recommence ; obstiné et infidèle, il ne connaît qu’un art : celui du thème et des variations. Aux variations, les combats, les valeurs, les idéologies, le temps, l’avidité de vivre, de connaître, de participer, de parler, bref les contenus ; mais au thème l’obstination des formes, la grande fonction signifiante de l’imaginaire, c’est-à-dire l’intelligence même du monde.
Roland Barthes, « Essais critiques », Œuvres complètes (2), Seuil, p. 274.
Il était rare que j’emprunte la ligne droite pour me rendre quelque part. La raison, je l’ai dit, est que certains endroits me blessaient l’âme sans que je sois en mesure ni de m’en défendre ni même de distinguer la nature précise de l’atteinte qu’ils me portaient, la partie exacte qu’ils lésaient. Ce sont des choses qu’on sent, intensément, à qu’à défaut de les comprendre on peut toujours éviter. C’est pourquoi j’avais arrêté une gamme de trajets d’esquive qui me permettaient d’aller où mes petites affaires m’appelaient sans avoir à verser mon tribut de contrariété, de détresse, parfois, aux puissances mauvaises qui tenaient un tronçon de rue, des arrière-cours, certaines quartiers. À ces cheminements défilés s’ajoutaient au moins trois itinéraires de liesse et de libération dont je n’ai pas pleinement profité parce qu’ils ne desservaient aucun des endroits où, comme par un fait exprès, j’avais à faire. L’un d’eux était le système exigu, compliqué de venelles, de jardinets, de passerelles qui accompagnaient le canal jusqu’à son débouché. Le passage, par moments, se réduisaient en une étroite berme cimentée. C’est là que j’ai surpris, sous très peu d’eau, de grandes carpes couleur de bronze, immobiles. Elles étaient si proches que j’aurais pu les caresser. Je voyais leur bouche s’ouvrir et se fermer, comme les nôtres, quand nous parlons, et j’ai peut-être cru, quelques temps, que, sans l’eau qui les éteignait, leurs paroles nous parviendraient, comme au roi Salomon, jadis, et que bien des choses s’expliqueraient.
Pierre Bergounioux, Chasseur à la manque, Gallimard, p. 24.
tu te souviens Mon Cœur quand nous étions heureux ?
oui Mon Amour c’était il y a très longtemps
c’était quand nous avions ces femmes secourables
sur qui nous pouvions compter dans nos grands chagrins
il y avait alors du soleil au jardin
nous n’étions jamais seuls au moment du malheur
or aujourd’hui ces saintes femmes sont parties
la ville a envahi les jardins d’alentour
le bruit et la fumée des moteurs nous écrasent
et nous pleurons sans le secours de leur pardon
nous pleurons en sentant notre viande malade
comme un morceau jeté aux chiens des carrefours
et nous sommes si seuls ! dans cette ville atroce
seuls pour marcher sur son tarmac seuls pour aller
demander à la nuit de nous ouvrir sa fosse
alors qu’avant Mon Cœur nous vivions dans l’amour
secret et persistant de ces femmes fidèles
qui aujourd’hui hélas ! sont mortes pour toujours
William Cliff, « Les saintes femmes », Immense existence, Gallimard, p. 117.
Aimer la littérature, c’est être persuadé qu’il y a toujours une phrase écrite qui nous re-donnera le goût de vivre, si souvent en défaut à écouter les hommes. Soi-même, entre autres.
Georges Perros, Papiers collés (3), Gallimard, p. 50.
Le trait le plus saillant de la cuisine de Landogne au temps de la cuisinière Sophie, c’est qu’un cheval y entrait couramment et tournait autour de la table pour voir s’il n’y avait rien à y glaner. Ah si c’était à refaire ! Comme on serait plus attentif à tout : aux noms, aux liens, aux histoires, aux visages ! Mais on croit toujours que ça n’a pas encore commencé ; qu’on ne vit qu’un fastidieux prélude à la vraie vie, un peu longuet ; et un beau jour on s’aperçoit, sans transition, qu’on est depuis longtemps dans le postlude, ou dans l’index, d’ailleurs très mal torché.
Renaud Camus, « samedi 28 mai 2011 », Septembre absolu. Journal 2011, Fayard, p. 228.
Dans les périodes de transition, parmi lesquelles je compte la semaine passée et, à tout le moins, cet instant-ci, je suis souvent saisi d’un étonnement triste, mais tranquille, en constatant mon insensibilité. Je suis séparé de toutes choses par un espace creux à la limite duquel je ne me presse même pas d’arriver.
Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 184.
Elles ont songé à écrire un livre sur les techniques de rencontre : Julie avait parlé à un type devant la balance des fruits et légumes dans un Sainsbury’s. Elle cherchait l’icône des carottes. Un type l’avait aidée ; tout de suite, ça avait été des galanteries. La scène n’avait pas duré, cependant elle gardait l’idée de rencontrer un type à la balance, de faire semblant de chercher l’image d’un fruit.
Elles auraient classé les rencontres par lieux. Que faire dans tel lieu ? Par âges. Par saisons.
Évidemment, Julie avait raconté sa pratique du croche-patte.
Alain Sevestre, Poupée, Gallimard, p. 289.
À peine peut-on se dire qu’on est loin, cela grise quelques minutes pendant lesquelles on voit ou croit voir les choses neuves d’un œil neuf : c’est un leurre, un malentendu, car c’est moins une région que l’on découvre que son nom, c’est lui qu’on parcourt plutôt qu’elle. On s’admire surtout de l’occuper, d’arpenter les syllabes exotiques de ce nom plutôt que les panoramas du pays lui-même, qui devient vite à vrai dire un bled comme un autre où l’on ne pense bientôt plus qu’à retourner dans le sien, rentrer chez soi où l’on sait bien aussi d’ailleurs qu’on ne sera pas mieux, bref on n’est guère avancé.
Jean Echenoz, « Génie civil », Caprice de la reine, Minuit, p. 63.
X : il a écrit tellement de livres qu’il pourrait s’incinérer avec.
Jean-Pierre Georges, L’éphémère dure toujours, Tarabuste, p. 120.
Selon l’us, le fœtus fait son os dans l’utérus puis s’en défausse dans l’humus de la fosse.
Éric Chevillard, « lundi 12 janvier 2015 », L’autofictif. 🔗