invasion

Je trouve qu’un travail, ça doit rester purement alimentaire, sinon c’est l’invasion. Le type qui prend son travail à cœur, qui adore ce qu’il fait pour gagner sa vie, il est foutu, il n’a plus envie de rien faire d’autre que de gagner sa vie. Il ne peut plus aller dans les bars, lire des tas de livres, parler et baiser avec sa fiancée, jouer aux courses. Il s’intéresse à son travail. Il est foutu.

Philippe Jaenada, La grande à bouche molle, Julliard, pp. 10-11.

David Farreny, 14 avr. 2002
gens

« Moi j’aime les gens », écrit-il par exemple. Ou pire encore : « J’ai un gros défaut, mais qu’est-ce que vous voulez je n’arrive pas à m’en débarrasser : c’est plus fort que moi, il faut toujours que j’aime les gens. »

Je ne sais trop, pour ma part, si j’aime beaucoup « les gens », mais ce sentiment-là et son expression me paraissent tellement obscènes que j’hésiterais à les consigner, de toute façon, quand bien même ce serait au plus intime de mon journal intime.

Renaud Camus, Du sens, P.O.L., p. 40.

David Farreny, 27 avr. 2002
restes

Les deux hommes continuent à parler. Parler ! C’est d’avoir parlé qu’il reste partout des constructions, des constructions embarrassantes, inutiles, devenues énormes, cyclopéennes, de plus en plus inutiles, sans emploi, par l’adjonction de nouvelles paroles, de nouveaux parleurs… qui toujours laissent des restes.

Henri Michaux, « En rêvant à partir de peintures énigmatiques », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 699.

David Farreny, 15 juin 2006
actes

Lorsqu’après avoir passé le Mohawk, j’entrai dans des bois qui n’avaient jamais été abattus, je fus pris d’une sorte d’ivresse d’indépendance : j’allais d’arbre en arbre, à gauche, à droite, me disant : « Ici plus de chemins, plus de villes, plus de monarchie, plus de république, plus de présidents, plus de rois, plus d’hommes. » Et, pour essayer si j’étais rétabli dans mes droits originels, je me livrais à des actes de volonté qui faisaient enrager mon guide, lequel, dans son âme, me croyait fou.

François-René, vicomte de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe (1), Le livre de poche, p. 246.

Guillaume Colnot, 17 mai 2007
monolithe

L’école du respect ignore superbement les distinctions fondatrices du respect de l’école. La réalité humaine qu’elle prend en charge est tout d’une pièce. La culture dont elle est occupée n’est plus une ascèse personnelle et une destination commune, c’est une origine particulière et un intouchable prédicat. Ce n’est plus un cheminement ou un arrachement, c’est un monolithe. Ce n’est plus le soin de l’âme — car l’âme a rendu l’âme — c’est une déclaration d’identité. Alors même qu’il est confronté à la violence de l’être brut notre monde abandonne la culture de l’être pour l’apologie culturaliste de l’être-soi.

Alain Finkielkraut, « Sauve qui peut le respect », L’imparfait du présent, Gallimard, pp. 252-253.

Élisabeth Mazeron, 9 janv. 2010
on

J’avais décidé de délaisser l’école. L’apprentissage me répugnait de plus en plus. Je n’arrivais plus à assimiler de nouvelles matières et n’améliorais aucune de mes connaissances anciennes. C’est ainsi : soudain, le goût de l’étude se disloque, la curiosité s’émousse, on commence à décliner et on ne s’attriste pas. On reste assis en face d’une brassée d’épinards, on surveille du persil et on s’en contente. Quand je dis on, on aura compris que je parle de Yasar Dondog, c’est-à-dire de moi et de nul autre.

Antoine Volodine, Des anges mineurs, Seuil, p. 104.

Cécile Carret, 14 sept. 2010
gazon

35. Sujets de poésies

La capitale. La puéraire. La bardane d’eau. Le poulain. La grêle. Le bambou nain. La violette à feuilles rondes. Le lycopode. L’avoine d’eau. La sarcelle. Le canard mandarin. Les massettes poussées çà et là, en automne. Le gazon. La liane verte. Le poirier. Le jujubier. Le « visage du matin ».

Sei Shônagon, Notes de chevet, Gallimard, p. 92.

David Farreny, 12 avr. 2011
topique

Mais le voyageur solitaire est un diable, et n’a droit qu’aux plus mauvaises chambres : en l’occurrence celles qui donnent sur la route qui monte au tunnel du Mont-Blanc. C’est un vacarme infernal de camions qui peinent. Je n’ai d’espoir qu’en ma fatigue.

Il faut bien le dire, Verceil craint. Y avoir vingt ans sans paradis artificiels doit être à mourir. Mais y avoir quarante ans un seul soir m’a plu, ce qui prouve bien ma perversion (topique).

Renaud Camus, « dimanche 21 décembre 1986 », Journal romain (1985-1986), P.O.L., p. 554.

David Farreny, 19 avr. 2011
allonger

Bien qu’une lettre n’ait rien que l’on puisse qualifier d’étrange, c’est pourtant une chose magnifique. Alors qu’on pense avec anxiété à une personne qui se trouve dans une province éloignée, en se demandant comment elle peut aller, on reçoit d’elle un billet ; à le lire, on éprouve la même impression que si l’on se voyait, tout à coup, en face de son amie. C’est merveilleux.

Quand on a expédié une lettre à laquelle on a confié ses pensées, on se sent l’esprit satisfait, même si l’on songe qu’elle pourrait bien ne jamais arriver à destination. Comme j’aurais le cœur triste, et comme je me sentirais oppressée, si les lettres n’existaient pas !

Lorsque, dans une lettre qu’on veut envoyer à quelque personne, on a écrit en détail toutes les choses que l’on avait en tête, c’est déjà une consolation, bien que l’arrivée de la missive puisse être incertaine. Mais à plus forte raison, quand on reçoit une réponse, la joie que l’on goûte semble capable d’allonger la vie ; en vérité, il est sans doute raisonnable de le croire.

Sei Shônagon, Notes de chevet, Gallimard, p. 245.

David Farreny, 2 juin 2011
résistance

Le malade était resté seul plusieurs heures, sa fièvre était un peu tombée, il avait pu saisir çà et là au vol un demi-sommeil léger, et le reste du temps, comme il était trop faible pour pouvoir bouger, il avait contemplé le plafond et avait dû lutter contre bien des pensées. Sa pensée semblait se réduire à une résistance, tout ce à quoi il se mettait à penser l’ennuyait ou le faisait souffrir et il consumait ses forces à étouffer sa pensée.

C’était déjà sûrement le soir, en tout cas il faisait nuit depuis longtemps — on était en novembre —, quand la porte de la chambre voisine s’ouvrit ; la logeuse se glissa dans la pièce pour allumer l’électricité et le médecin la suivit. Le malade s’étonna d’être si peu malade en vérité, ou si peu atteint par la maladie, car ces gens qui entraient, il les reconnaissait fort bien, aucune des particularités qu’il leur connaissait ne manquait, bien plus, pas même celles qui excitaient ordinairement en lui un sentiment de vide ou de dégoût ne lui semblaient exagérées, tout était comme toujours.

Franz Kafka, « Le malade était resté seul… », Œuvres complètes (2), Gallimard, pp. 800-801.

David Farreny, 4 janv. 2012
rebutées

Une dame, dans un petit préfabriqué, m’accueille gentiment et m’invite à faire mon marché. Ce sont de véritables montagnes de fer qui se dressent devant moi et je dois peser soixante kilos tout habillé. Je commence par récupérer, près de l’entrée, des chutes rondes et triangulaires de fer noir, encore huileux, qui provient d’une fabrique de crics. Le sol est jonché de fortes tiges rondes filetées, rebutées. Ensuite, par une sorte de canyon aux parois de ferrailles enchevêtrées, vers l’arrière du terrain qui couvre un ou deux hectares. Je repère deux barres de coupe de faucheuse, l’une encore assujettie à l’engin, l’autre libre, tordue. Mais le montage des doigts, à écrou noyé, m’interdit de les prélever. Il faudrait une clé spéciale, à picots et, d’ailleurs, la rouille a soudé le tout. De lourdes installations industrielles ont été démantelées et entassées là, poutrelles, bennes, grandes roues crantées, inamovibles masses de métal. Il y a aussi des bulldozers, des trains de chenilles, des pelles aux dents énormes, un troupeau de camions militaires sous camouflage, enlisés, renversés dans la boue craquelée, tendrement appuyés l’un à l’autre, joue contre joue, des amoncellements de tire-fonds, de douilles d’obus de petit calibre avec les gaines d’alimentation. Plus loin, sous un enchevêtrement de poutrelles, des canons automatiques de 20 mm dont le percuteur a été maté d’un coup de chalumeau. Quel gâchis !

Pierre Bergounioux, « lundi 15 juillet 2002 », Carnet de notes (2001-2010), Verdier, pp. 256-257.

David Farreny, 26 janv. 2012
face

J’avance pour serrer la main de Madame B. quand mon visage se fige : ce n’est pas elle, seulement une vague remplaçante de ce même nom. Je vois, de plus, que sa face se crispe autant. N’est-ce donc pas moi non plus ?

Petr Král, Cahiers de Paris, Flammarion, p. 115.

David Farreny, 29 mars 2013
presque

La stupidité des radicalismes nous oblige presque à excuser les injustices qu’ils dénoncent.

Nicolás Gómez Dávila, Nouvelles scolies à un texte implicite (2), p. 50.

David Farreny, 27 mai 2015

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