Tardivement, les platanes du boulevard MacDonald ont perdu toutes leurs feuilles, lesquelles se sont amoncelées ici et là en couches épaisses : ainsi le long de la grille qui sépare le trottoir nord du boulevard des voies de la gare de l’Est, près de l’entrée de la déchetterie, autour de cet objet couché de travers sur le bitume, grossièrement cylindrique, de couleur grise, de texture granuleuse, tel un pied d’éléphant au terme d’un long séjour dans le permafrost.
Jean Rolin, La clôture, P.O.L., p. 194.
Rature sur les traits du visage
sur l’empreinte de l’objet
sur la trace du fait
sur les innombrables ennemis jamais assez vomis
table rase non une fois mais mille fois mille fois à refaire
sur l’origine
sur les développements
sur le proliférant
sur l’adoucissement, poisson pilote du prochain reniement
sur soi
sur toi
sur l’essieu
rature
rature
rature
Henri Michaux, « Ratureurs », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 423.
Journée silencieuse. Plage déserte. Beaucoup nagé, très loin. Quand les vagues vont dans notre sens, impression paradoxale de ne pas avancer. Ainsi de la réciprocité en amour.
Gérard Pesson, « jeudi 27 août 1992 », Cran d’arrêt du beau temps. Journal 1991-1998, Van Dieren, p. 79.
Vostre mort est une des pieces de l’ordre de l’univers.
Michel de Montaigne, « Que philosopher c’est apprendre à mourir », Essais (I), P.U.F., p. 92.
Mieux, un groupe de Français est en train de parlementer avec le personnel de la Lufthansa, visiblement débordé. Il y a Michel, Serge, Didier, Jean-Pierre, les uns de mon âge, les autres nettement plus jeunes, tous également bruyants, volubiles, bêtes, très contents les uns des autres et chacun de soi-même. Ils sont surchargés de bagages et entendent introduire une planche à voile — « de compétition » — en cabine. Lorsque le steward allemand annonce que son propriétaire ne partira pas s’il ne se conforme pas au règlement, un des copains déclare, d’une voix ferme : « Alors, personne ne partira. » L’universalisme abstrait de la culture française.
Pierre Bergounioux, « jeudi 5 juillet 2001 », Carnet de notes (2001-2010), Verdier, pp. 90-91.
Dans le sommeil, on ne sait où,
le soleil tourne dans un trou.
Soleil cuis-moi, mûris ma chair comme un concombre,
j’ai renoncé tu sais, j’ai accroché mon ombre,
la mer peut désormais s’en aller
toute seule.
Je te hais, te caresse et te vomis angoisse,
la terre reste mais l’eau passe, valse,
porté au plus haut de la houle
je crie : quelle vague me roule ?
Je ne sais pas la route, il n’y a pas de route —
pourquoi me suis-je donc confié à la mer ?
Benjamin Fondane, « Ulysse », Le mal des fantômes, Verdier, pp. 57-58.
Ô jardins, même pas suspendus ! Quelque part
le voyageur s’égare dans une forêt d’hommes ;
il écoute dans le ventre des employés des postes
la chanson écrémée et simple des laitières.
Mais y a-t-il encore des voyageurs, des pas
dans le sable, des touristes dévorés par des squales,
des îles ovipares où pousse l’ancolie,
des bateaux échoués sur des lithographies ?
À travers le charbon, l’essence et le pétrole
voici que le visage de l’homme s’est noirci.
Voici qu’il penche sur ses outils de travail :
le rein, le foie et le poumon.
Benjamin Fondane, « Titanic », Le mal des fantômes, Verdier, p. 108.
Mais cette amitié ne durait que le temps de la partie ; quand elle prenait fin, chacun, sans rien faire, s’écartait de l’autre, et ceux qui rentraient chez eux étaient redevenus solitaires, simples voisins, connaissances éloignées, villageois s’identifiant surtout les uns les autres à leurs faiblesses et bizarreries respectives : le coureur de jupons, l’avare, le somnambule.
Peter Handke, Le recommencement, Gallimard, p. 67.
Dans les groupements humains, seuls s’additionnent les défauts de ceux qui se regroupent.
Nicolás Gómez Dávila, Nouvelles scolies à un texte implicite (2), p. 146.