domestique

Les domestiques m’ont toujours été terriblement pénibles. Quand j’en vois un le désespoir m’envahit. Il me semble que c’est moi le domestique. Plus il est plat, plus il m’aplatit.

Henri Michaux, « Un barbare en Asie », Œuvres complètes (1), Gallimard, p. 319.

David Farreny, 20 mars 2002
Straszewicz

L’humour bouleverse et renverse tout sens dessus dessous, à tel point qu’un humoriste-né ne se borne jamais à être ce qu’il est et ce qu’il n’est pas. La plume brillante de Straszewicz, c’est la plume réfractaire de Gogol — par elle Straszewicz devient un anti-Straszewicz, thèse et antithèse dont la synthèse nous fournit un super-Straszewicz : un Straszewicz qui tout en demeurant encore Straszewicz devance le Straszewicz d’un pas allègre.

Witold Gombrowicz, Journal (1), Gallimard, p. 224.

David Farreny, 24 mars 2002
freins

L’homme est un être à freins. S’il en lâche un, il crie sa liberté (le pauvre !), cependant qu’il en tient cent autres bien en place.

Henri Michaux, « Connaissance par les gouffres », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 133.

David Farreny, 21 oct. 2005
vie

Pour moi, une vie heureuse est un bien, sans doute, mais seulement parce qu’elle est heureuse, non parce que c’est la vie.

Giacomo Leopardi, « Dialogue d’un physicien et d’un métaphysicien », Petites œuvres morales, Allia, p. 72.

David Farreny, 9 nov. 2005
parce

Je crois que j’aime la mer à l’estuaire de l’Hérault, en face de La Tamarissière, à l’aval d’Agde. Ce n’est pas la mer, ce n’est pas la terre, le fleuve lui-même y est une sorte d’abstraction, entre deux rives empierrées. Elles se prolongent en deux jetées. De celle de gauche, au soleil couchant, on voit le monde en profil parfait, sur celle de droite. Un chien que ses affaires appellent en bout de digue, dans le soir orangé, est aussitôt le chien de Giacometti. Les pêcheurs à la ligne sont à l’encre de Chine. Un peu d’éternité infuse, parce qu’il n’y a vraiment rien à dire. Qui va chanter le Grau-d’Agde ? Flagrant et nul, simple et tranquille : l’ossuaire des saisons. C’est joli parce que ce n’est pas joli. Mais ce n’est pas laid non plus, mind you. Les adjectifs s’y trouvent un peu bêtes, voilà tout.

Renaud Camus, Le département de l’Hérault, P.O.L., p. 235.

David Farreny, 2 mars 2006
microscopiques

Je dis que je ne veux rien faire

je m’en vante

que je ne veux pas aimer

travailler décider agir

qu’une vie de lierre de mousse

ou de lichen est mon idéal

quelle prétention que de pauvres

sottises qui contiennent sûrement

à des fins de plausibilité

les traces de microscopiques

parcelles de vérité

Jean-Pierre Georges, Je m’ennuie sur terre, Le Dé bleu, p. 57.

Élisabeth Mazeron, 23 juin 2006
dégoût

Donc, tu ne dois pas penser que je renie ceci ou cela, je suis un espèce de fidèle dans mon infidélité, et quoique étant changé, je suis le même, et mon tourment n’est autre que ceci : à quoi pourrais-je être bon, ne pourrais-je pas servir et être utile en quelque sorte, comment pourrais-je en savoir plus long et approfondir tel et tel sujet ? Vois-tu, cela me tourmente continuellement, et puis on se sent prisonnier dans la gêne, exclu de participer à telle ou telle œuvre, et telles et telles choses nécessaires sont hors de la portée. À cause de cela on n’est pas sans mélancolie, puis on sent des vides là où pourraient être amitié et hautes et sérieuses affections, et on sent le terrible découragement ronger l’énergie morale même, et la fatalité semble pouvoir mettre barrière aux instincts d’affection, et une marée de dégoût qui vous monte. Et puis on dit : «  Jusqu’à quand, mon Dieu !  »

Vincent van Gogh, « Le Borinage, juillet 1880 », Lettres à son frère Théo, Gallimard, p. 99.

David Farreny, 15 juin 2009
marchandise

J’allais plusieurs fois les trouver pour leur demander à quoi, dans cette fournaise, ils pouvaient encore accrocher leurs convictions. À rien ou presque : pas de prolétariat industriel, de slums, de coolies. Pas de misère voyante mais un océan de petites gens vivant juste au-dessus, dans le besoin, dans une respectabilité râpée et chagrine qui ne les poussait guère à militer. Apôtres sans disciples, une vertu un peu dévernie leur tenait lieu de programme ainsi qu’une aptitude stupéfiante à argumenter infiniment dans la chaleur, à s’énerver en querelles doctrinales avec les partis frères, n’étant ni staliniens, ni maoïstes, ni castristes, ni titistes mais trotskistes depuis plus de vingt ans et, à l’époque, les derniers sans doute. Les raisons de ce choix semblaient avoir entre-temps quitté les mémoires ; ils s’obstinaient pourtant et tenaient beaucoup, c’était clair, à cette doctrine alors presque oubliée. J’avais l’impression qu’en idéologie comme en négoce nous leur avions une fois de plus refilé du vieux stock et que, s’ils s’attachaient si fort à cette marchandise périmée, c’est qu’instruits par l’expérience ils étaient au moins certains que nous n’allions pas la leur reprendre.

Nicolas Bouvier, Le poisson-scorpion, Payot, pp. 62-63.

David Farreny, 18 oct. 2009
subversion

Il n’y a pas de défaut dans la cuirasse des heureux du monde postsoixante-huitard. Ils ont le stéréotype sulfureux, le cliché rebelle, la doxa dérangeante et bien meilleure conscience encore que les notables du musée de Bouville décrits par Sartre dans La nausée. Car ils occupent toutes les places : celle, avantageuse, du Maître et celle, prestigieuse, du Maudit. Ils vivent comme un défi héroïque à l’ordre des choses leur adhésion empressée à la norme du jour. Le dogme, c’est eux ; le blasphème aussi. Et pour faire acte de marginalité, ils insultent en hurlant leurs très rares adversaires. Bref, ils conjuguent sans vergogne l’euphorie du pouvoir avec l’ivresse de la subversion. Salauds.

Alain Finkielkraut, « Les conformistes rugissants », L’imparfait du présent, Gallimard, p. 102.

David Farreny, 25 janv. 2010
nécessité

Lorsqu’on voyage en seconde classe, on ne voit pas bien la nécessité des premières ; mais la réciproque n’est pas vraie.

Bernard Delvaille, « Vesteraalens Dampskibsselskab », Le plaisir solitaire, Ubacs, p. 49.

David Farreny, 12 août 2012
raison

Lorsqu’il se servait de sa raison, on eût dit un droitier contraint d’utiliser sa main gauche.

Georg Christoph Lichtenberg, Le miroir de l’âme, Corti, p. 129.

David Farreny, 23 oct. 2014
évidée

Il y a, dans ces aménagements d’accords, dans ces retraits, quelque chose qui transgresse les catégories, qui leur fait franchir des frontières. D’accords, ils deviennent blocs, sons, énigmes, gestes, ponctuations, sidérations, carrefours. De la catégorie relevant de l’harmonie, ils passent à la catégorie d’événements, d’objets sonores, et peuvent même à l’occasion sembler appartenir au domaine de la mélodie (ce sont alors des sortes de super-notes, des notes épaissies, chargées, obèses, opaques, saturées). De l’accord, on est passé au désaccord, et, pour revenir encore à lui, il n’est guère surprenant qu’un Thelonious Monk ait aimé ça. C’est une manière de nier l’opposition binaire entre consonance et dissonance, en donnant à cette dernière un aspect clownesque et provocant qui à la fois la met en exergue et la rend acceptable, comme un tic nous inquiète et nous rassure, car il est le signe de l’être-là, pathologiquement singulier, du corps qui fait irruption, qui se met à parler tout seul, à faire (des) signes, qui clignote. Le piano de Monk est à l’évidence impur. Il laisse passer des morceaux non digérés, il est indécent, c’est comme un corps non-réparé, ou non-apprêté, un corps incivil qui laisse paraître ce que d’ordinaire on cache dès lors qu’on est en présence d’autrui.

Ce qui fascine, chez Thelonious Monk, c’est l’apparente contradiction entre ce que je viens de décrire et la nonchalance inimitable de son style. Il n’y a rien d’hystérique, chez lui. Il a toujours l’air de se promener, de flâner, le nez en l’air et les mains dans les poches. Il n’est pas nécessaire de brailler lorsqu’on est porteur d’une telle singularité. Au contraire. Hurler serait redondant et de mauvais goût. Sa musique semble se mouvoir dans un registre extrêmement mince, étroit, mais dans cet habitat exigu, elle utilise tous les angles, toutes les couleurs (non, pas toutes), et un vocabulaire qui trouve instantanément les mots les plus nus, sinon les plus crus. Sa manière de ne pas être d’accord avec le monde n’est pas tapageuse, mais j’imagine que face à lui, on devait savoir ce qu’il avait mangé à son dernier repas. Son intérieur est apparent, ses muqueuses nous sont familières, ce n’est pas sa pensée, qu’on connaît, c’est sa physiologie. Son instinct lui a imposé un corps qui monologue : même quand il joue avec d’autres il est seul. Il a compris comme personne qu’en retranchant on ajoutait, et il va jusqu’à se retirer lui-même de l’harmonie, c’est la virtuosité qu’il a inventée, une virtuosité en creux et bosses, une virtuosité évidée, trouée.

Jérôme Vallet, « Désaccords », Georges de la Fuly. 🔗

David Farreny, 14 mai 2024

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