s’ennuyer

De retour chez lui, il monte dans sa chambre, tire les rideaux, se glisse dans son lit, éteint la lumière. Cette nuit encore, ses rêves seront fabuleux. Assez des vieilles histoires de famille et de leurs pauvres variantes œdipiennes, de la nostalgie rancunière, des visites répétées du grand-père défunt et autres apparitions nocturnes du boulanger quotidien. Il n’y a vraiment aucune raison de s’ennuyer en dormant.

Éric Chevillard, Un fantôme, Minuit, p. 105.

David Farreny, 24 mars 2002
dignité

Il serait certes très sympathique de ma part, libéral et démocratique, d’entrer dans cette vision égalitaire des choses. Mais je ne le peux pas. Je n’ai plus le temps de faire des concessions, et de ne pas vivre de toute urgence selon ce que je pense : qui est à peu près, au fond, que « la vie de l’esprit », comme dit noblement Finkielkraut, est l’avenir de l’homme, non pas son avenir promis, certes, mais son avenir idéal, celui vers lequel il doit tendre, constamment, de toutes ses forces, le seul garant de sa dignité mais aussi le principal instrument de son bonheur.

Renaud Camus, Aguets. Journal 1988, P.O.L., p. 90.

Élisabeth Mazeron, 19 août 2005
mucus

Pourquoi le Seigneur lui a-t-il concédé ces hanches de la perdition qui fouettent mon cœur et l’air d’un appel déchirant ? Ne pouvait-il pas leur mettre à la place quelque bon vieux parchemin sacré ? Oui, Moïse. Il ne jouait pas du piano, Moïse, et il ne cueillait pas des zinnias et des cataclas en disant : Voyez comme je suis immatériel et comme mon corps sans défaut, chère, est l’image de mon âme ! Il avait des cals sur la nuque et ses reins étaient vertueusement déformés ! Et il se mouchait sans honte, car il vivait en esprit. (Solal fit une grimace solennelle pour lui tout seul. Sous cette fureur bégayante, il y avait tant de joie et de jeunesse.) Tandis qu’Apollon se mouchait à petits coups derrière une colonne, Moïse, homme de Dieu, tirait son vieux mouchoir à carreaux, immense, comme une tente, le secouait, l’éployait au vent de l’esprit et, regardant l’Éternel face à face, il se mouchait. Alors, tonnant du haut du Sinaï, ses fortes expectorations remplissaient de crainte les douze tribus agenouillées au pied du mont. J’ai peur aussi. Ou peut-être il n’avait pas de mouchoir ? L’index droit, puis le gauche et la crainte de Dieu ! Tandis que ces filles vous sortent un petit mouchoir parfumé et armorié et elles font des petites expirations modestes, pff pff comme un petit chat, des petites mines discrètes, comme si elles disaient : « C’est un petit jeu, notre joli petit nez fait des confidencettes à notre carré de linon. » En réalité, elles y mettent du beau mucus bien vert, bien solide et bien carré ! Production de l’amour : hasard (elle aurait tout aussi bien pu faire ses singeries musicales, distinguées, passionnées, poétiques, avec un autre) ; social (admiration consciente — ou inconsciente chez les purettes — de l’homme qui réussit) ; biologique (une large poitrine est indispensable à ces vierges ou verges du diable pour qu’elles aiment) ; et si l’aimé n’est pas absolument idiot il peut les tourner sur le gril par l’inquiétude. Alors c’est le grand amour bleu céleste et rouge cœur et violet infini.

Albert Cohen, Solal, Gallimard, pp. 170-171.

Bilitis Farreny, 1er avr. 2008
amicale

La mer était jaunâtre, surtout près de la côte ; à l’horizon, un rai de lumière, et au-dessus, d’énormes nuages gris dont on pouvait voir la pluie s’abattre en lignes obliques. Le vent chassait la poussière du chemin sur les roches au bord de la mer, et il agitait les aubépiniers en fleurs et les giroflées qui poussent sur les rochers.

À droite, des champs de jeune blé ; dans le lointain, la ville avec ses clochers, ses moulins, ses toits d’ardoises, ses maisons en style gothique, puis plus bas, son port emprisonné entre deux digues qui avancent dans la mer. Elle ressemblait aux villes qu’Albert Dürer a gravées à l’eau-forte. J’ai vu la mer dans la nuit du dimanche ; tout était sombre et gris, mais le jour commençait à poindre à l’horizon.

Il était très tôt mais les alouettes chantaient déjà, ainsi que les rossignols dans les jardins en bordure de la côte. Dans le lointain, les feux d’un phare, le garde-côte, etc.

La même nuit, j’ai contemplé par la fenêtre de ma chambre les toits des maisons et les cimes des ormes qui se détachaient, taches sombres, sur le ciel nocturne, où vibrait une seule étoile, qui m’a paru grande, belle et amicale.

Vincent van Gogh, « Ramsgate, 31 mai 1876 », Lettres à son frère Théo, Gallimard, pp. 45-46.

David Farreny, 15 juin 2009
impossible

— Mon gentil, m’a-t-il dit un jour, pas à la maison, mais, comme ça, dans la rue, après une longue conversation ; j’étais en train de le raccompagner. Mon ami, aimer les gens comme ils sont, c’est impossible. Et pourtant, c’est ce qu’il faut. Et donc, fais-leur du bien, à contrecœur, en te bouchant le nez et en fermant les yeux (surtout ça qui est indispensable). Supporte le mal qu’ils te feront, sans te fâcher dans la mesure du possible, “en te souvenant que, toi aussi, tu es un être humain”. Bien sûr, tu es appelé à être sévère avec eux, s’il t’est donné d’être ne serait-ce qu’un tout petit peu plus doué que la moyenne. Les gens, ils sont vils par nature et ils aiment aimer par peur ; ne cède pas à cet amour-là et n’arrête pas de mépriser. Je ne sais plus où, dans le Coran, Allah prescrit au prophète de regarder les “mutins” comme des souris, de leur faire du bien et de passer devant eux — c’est un peu fier, mais c’est juste. Sache mépriser même quand ils sont bons, parce que, le plus souvent, c’est bien là qu’ils sont moches. Oh mon gentil, c’est en jugeant d’après moi-même que je dis ça ! Il suffit juste d’avoir un peu de cervelle pour ne pas pouvoir vivre sans se mépriser, qu’on soit honnête ou malhonnête, c’est pareil. Aimer son prochain et ne pas le mépriser, c’est impossible. À mon avis, l’homme a été créé avec une impossibilité physique d’aimer son prochain. Il y a là une espèce d’erreur dans les mots depuis le début, et “l’amour de l’humanité” ne doit être compris que comme l’amour pour cette humanité que, toi-même, tu t’es créée au fond de ton cœur (en d’autres termes, tu t’es créé toi-même, et, l’amour que tu ressens, c’est ton amour pour toi), et qui, donc, n’existera jamais en vrai.

— Jamais ?

— Mon ami, je veux bien, ce serait un peu stupide, mais ce n’est pas ma faute ; et, comme en créant le monde, on ne m’a pas demandé mon avis, je me réserve le droit d’avoir une opinion sur ce sujet.

Fédor Dostoïevski, L’adolescent (1), Actes Sud, pp. 402-403.

Bilitis Farreny, 16 août 2010
disparaître

Cette manière de saluer en s’inclinant en avant aussi bas que possible était enseignée aux petits garçons dès l’âge de trois ans. Elle marquait de façon presque irréversible les différences hiérarchiques sur lesquelles était pour une large part construite, non seulement socialement, mais jusqu’au sein des mentalités, l’Allemagne de la fin du XIXe siècle. Ce salut, le plus jeune le devait au plus âgé et le subordonné à son « supérieur ». Les petites filles, elles, exécutaient leur Knicks dans les mêmes conditions, elles fléchissaient genoux et chevilles, pour disparaître verticalement et réapparaître ensuite. Cette marque de respect s’est conservée jusqu’en 1968. Ce n’est que depuis cette date qu’on ne voit plus les enfants et les jeunes gens disparaître sous leur propre bras.

Georges-Arthur Goldschmidt, La traversée des fleuves. Autobiographie, Seuil, p. 45.

Cécile Carret, 10 juil. 2011
ou

Je couvre, à grand-peine, trois pages. Il me semble me mouvoir dans le vide, fouler un sol aride, ébouleux pour atteindre quelque chose qui se trouve — ou ne se trouve pas — à une distance indéterminée qu’il faut franchir pour que la rencontre ait lieu — ou non.

Pierre Bergounioux, « dimanche 7 novembre 2004 », Carnet de notes (2001-2010), Verdier, p. 528.

David Farreny, 2 fév. 2012
lois

Le sapin se replante de lui-même, regagne après quelque temps sur les collines abandonnées. Le cycle est le suivant : le genêt s’installe en premier, puis dans la terre remuée, ouverte par ses racines, s’installe la graine du mélèze qui pousse sans ombre, et même en terrain sec. Lorsque le mélèze atteint 80 centimètres, la graine du sapin, ou de l’épicéa, s’installe dans son ombre, pousse – sa croissance est beaucoup plus rapide que celle du mélèze –, tue le mélèze qui avait déjà tué le genêt, et grandit. Sélection naturelle parmi les sapins, les mauvais sujets sont éliminés, les bons se développent – la fréquentation des forêts rend très sage. Certaines lois naturelles s’y expriment à un tel degré d’évidence qu’il est impossible de ruser avec les résultats.

Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 62.

Cécile Carret, 18 juin 2012
assertion

Or nos mains commençaient leur tâton dans la nuit.

Nos mains, veuves bientôt de ta chair, de ton nombre,

De ta raison, de tes courbes d’éternité,

De ton profil par le dieu des fuites dicté,

Nos mains te demandaient dans l’ombre, ô certitude,

Comme un homme éveillé par l’angoisse nocturne

Demande et trouve, immortelle et simple, et bénit

La tranquille assertion d’un flanc doux d’épousée.

Marcel Thiry, « Prose de la nuit du onze mai », Grandes proses, Actes Sud, p. 26.

David Farreny, 27 août 2012

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