monde

Il y a peut-être plus d’autre monde dans l’amour et dans la sensibilité à l’étrangeté de la nudité humaine, dans la lecture, dans la musique, que dans la mort et devant le cadavre inconscient.

Pascal Quignard.

Élisabeth Mazeron, 29 mars 2003
rôle

Ce qui se passe, parfois, nous dépasse infiniment. On ne comprend rien au rôle qu’on va jouer. On n’a aucune idée de ce qu’on atteint, sollicite ou qui, à notre insu, nous meut, dirige les actes téméraires, qu’on se surprend à esquisser, enchaîner sans qu’il semble qu’on y ait de part. Tout ce qu’on peut faire, c’est de rester à peu près à l’endroit qu’ils délimitent, de les accompagner dans leur progrès, dans leur déplacement sans égard à ce qu’ils peuvent bien signifier puisqu’on ne comprend pas. On ne comprendra peut-être jamais. On n’a pas l’âge ou le temps. Ce n’est pas le moment. Il n’est pas très important que nous sachions. Il vaut peut-être mieux ne pas. On ne ferait jamais ce qui nous incombe si l’on savait ce que l’on est en train de fabriquer. On choisirait sans hésiter l’autre terme de l’alternative, la possibilité toujours ouverte de renoncer, de s’abstenir. Ça va même plus loin. Après, quand on a récupéré ses actes, ses paroles, que c’est un peu les nôtres, on se méfie de l’épisode tourbillonnant où ils nous devançaient, où l’on tentait désespérément de les suivre. On n’est pas sûr qu’ils aient eu lieu. Il pourrait s’être passé tout autre chose que ce que l’on croit, maintenant. Il pourrait ne s’être rien passé si, quand même, l’endroit où l’on émet cette supposition n’était le même. C’est que le temps a passé. Il a fini par paraître normal, presque, qu’on y soit.

Pierre Bergounioux, Miette, Gallimard, p. 52.

Élisabeth Mazeron, 6 oct. 2004
identité

La démagogie s’introduit quand, faute de commune mesure, le principe d’égalité s’abâtardit en principe d’identité.

Antoine de Saint-Exupéry, Pilote de guerre.

David Farreny, 8 sept. 2006
létal

Est-ce le destin des rêves de dépouiller leurs vertus et leur charme lorsqu’ils s’accomplissent ? Enferment-ils un germe létal qui les détruit lorsqu’ils quittent la chambre où ils naquirent pour l’espace non protégé du dehors ? L’utopie semble vouée à nourrir l’utopie, le possible à engendrer du possible, tout réel à se nier. À peine les idéaux se sont-ils composé un visage qu’on y voit apparaître les stigmates inéluctables, dirait-on, de la tyrannique réalité.

Pierre Bergounioux, La fin du monde en avançant, Fata Morgana, p. 31.

David Farreny, 17 oct. 2006
foudre

Le voyage fournit des occasions de s’ébrouer mais pas – comme on le croyait – la liberté. Il fait plus éprouver une sorte de réduction ; privé de son cadre habituel, dépouillé de ses habitudes comme d’un volumineux emballage, le voyageur se trouve ramené à de plus humbles proportions. Plus ouvert aussi à la curiosité, à l’intuition, au coup de foudre.

Ainsi, un matin, sans savoir pourquoi, nous emboîtâmes le pas à une pouliche qu’un paysan venait d’aller laver à la rivière. Une pouliche haute sur jambes, les yeux comme des marrons dans leur coque entrouverte, et une robe sans défaut sous laquelle les muscles jouaient avec une coquetterie souveraine. Ce que j’avais vu de plus femme en Yougoslavie. Dans la rue, les boutiquiers se retournaient sur elle. Les pieds au frais dans la poussière nous l’avons suivie en silence, comme deux vieux « marcheurs » éperdus, le cœur entre les dents. Nous nous étions littéralement rincé l’œil. Parce que l’œil a besoin de ces choses intactes et neuves qu’on trouve seulement dans la nature : les pousses gonflées du tabac, l’oreille soyeuse des ânes, la carapace des jeunes tortues.

Nicolas Bouvier, L’usage du monde, Payot & Rivages, p. 80.

Cécile Carret, 8 sept. 2007
signifiaient

Et même cette expérience prenait corps ; un jour de rien (où ne jouaient pas même les lumières changeantes, pas même le vent, ni le temps) c’était lui qui promettait la plénitude la plus grande. Il n’y avait rien et rien encore et toujours rien. Et ce rien et ce rien que faisaient-ils ? Ils signifiaient. Il y avait plus de choses possibles avec rien d’autre que la journée, bien, bien plus pour moi, comme pour toi.

Peter Handke, « Essai sur la journée réussie », Essai sur la fatigue. Essai sur le juke-box. Essai sur la journée réussie, Gallimard, pp. 175-176.

David Farreny, 31 oct. 2009
joué

Louise, déchaînée, grossière (à cause des chaussures manquées) :

— Des godillots défraîchis, c’est à quoi me donne droit le grand amour sur lequel j’ai joué toute ma vie.

Louise amère. Consternée. Grincheuse. Plaintive. Soudain lasse de vivre. Les traits tirés. Le masque prématurément vieilli. Les yeux fatigués. En route pour le suicide. Les cimetières. Les chrysanthèmes. L’hôpital. La salle commune. L’indigence. La mendicité. À la dérive. À quoi bon vivre. En imagination prête pour les jérémiades, les lamentations. Les hanches lourdes. Les jupes négligées. La vie gâchée. Les savates éculées. Louise mal mariée. Soudain accablée, révoltée. Un ciel sourd et vide. Louise douloureuse, décoiffée, rébarbative.

— On va divorcer, dit-elle.

Un phare égaré éclaire son visage, y inscrit cruellement les traits accentués de ses inutiles désirs. De ses rêves irréalisés.

Marcel, désolé, lui assure qu’elle les aura, les souliers. Les voici réconciliés.

Marcel se tait. À son tour, il paraît déprimé. Prêt aux opérations chirurgicales. Aux piqûres de morphine. À l’hospice municipal. Au canal. À l’accordéon. Au violon. Au litron. À la loterie nationale. À la sébile. Aux chansons dans le métro. Aux lacets. Aux crayons. Aux Tours Eiffel. Aux cacahuètes. À l’amadou. À la méditation sérieuse et prolongée.

Donc il se tait. Avale la salive pour éteindre et noyer le feu de quelques paroles brûlantes disgracieuses vives et pittoresques.

Hélène Bessette, La tour, Léo Scheer, p. 42.

Cécile Carret, 18 mars 2010
siens

Un matin, écoutant la radio par hasard — il ne l’avait pas fait depuis, au bas mot, trois ans — Jed apprit la mort de Frédéric Beigbeder, âgé de soixante et onze ans. Il s’était éteint dans sa résidence de la côte basque, entouré, selon la station, de « l’affection des siens ». Jed le crut sans peine. Il y avait eu en effet chez Beigbeder, pour autant qu’il s’en souvienne, quelque chose qui pouvait susciter l’affection, et, déjà, l’existence de « siens » ; quelque chose qui n’existait pas chez Houellebecq, et chez lui pas davantage : comme une sorte de familiarité avec la vie.

Michel Houellebecq, La carte et le territoire, Flammarion, p. 411.

Guillaume Colnot, 12 oct. 2010
assertion

Or nos mains commençaient leur tâton dans la nuit.

Nos mains, veuves bientôt de ta chair, de ton nombre,

De ta raison, de tes courbes d’éternité,

De ton profil par le dieu des fuites dicté,

Nos mains te demandaient dans l’ombre, ô certitude,

Comme un homme éveillé par l’angoisse nocturne

Demande et trouve, immortelle et simple, et bénit

La tranquille assertion d’un flanc doux d’épousée.

Marcel Thiry, « Prose de la nuit du onze mai », Grandes proses, Actes Sud, p. 26.

David Farreny, 27 août 2012
lâcher

Relu et détruit des élégies de jeunesse (1975). Il ne s’agit pas de soigner ses propres traces mais de lâcher du silence entre les signaux.

Gérard Pesson, « lundi 10 mai 1993 », Cran d’arrêt du beau temps. Journal 1991-1998, Van Dieren, p. 101.

David Farreny, 19 oct. 2014
véritables

L’usage judicieux de l’euphémisme me semble être l’un des combles de l’élégance ; un petit bouclier gracieux, un signe de civilité, de douceur et d’ironie face à l’indicible qui plus qu’à son tour tente de nous saisir avec ses grandes pattes véritables.

Philippe Louche, « 20 février 2020 », Rien (ou presque). 🔗

David Farreny, 26 fév. 2024

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