histoire

Finie la vie. Il n’en reste plus. On pourra seulement, si on le veut absolument, en faire l’histoire.

Henri Michaux, « La vie dans les plis », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 208.

David Farreny, 4 mars 2008
alors

Je me tiens toujours à l’orée

des tournants définitifs

je suis insoucieux du large

et des étoiles des séismes et des holocaustes

j’affronte mon corps en combat singulier

pour des questions de préséance

je ne touche pas aux longues chevelures

je dis « je » pour faire l’Homme

je suis informe alors comme tout le monde

je m’habille.

Jean-Pierre Georges, Où être bien, Le Dé bleu, p. 90.

David Farreny, 11 juin 2008
exagération

Le seul témoin qui me resta de cette époque fut une photographie de mes parents, représentés tous deux en costumes surannés, la main dans la main, avec, aux yeux, un regard naïf de bonheur rengorgé ; elle avait été faite, en signe d’orgueil, peu de jours après ma venue, et le cliché en était détruit. Je l’avais moi-même décrochée du mur paternel, déjà jaunie, et je lui vouais un respect et des soins tout particuliers.

Qu’est-elle devenue ?

Je l’aimais sans doute avec exagération, car je l’ai si bien cachée un jour, que jamais plus je ne l’ai retrouvée.

Félix Vallotton, La vie meurtrière, Phébus, p. 17.

David Farreny, 13 juil. 2010
sien

Mon père était grand et raide. Le front large, les yeux perçants, il impressionnait. Quelle que soit la saison (avant 1975, bien sûr, je parle de l’ancien régime), il portait une chemise blanche, des boutons de manchette, une cravate et un costume croisé, de rigueur dans les ministères. Sa langue de travail était restée le français.

Il fumait beaucoup et j’aimais lui apporter son étui de métal. J’allumais sa dernière cigarette de la journée. Je garde cette image de lui, pensif. Ma mère lit un journal à ses côtés, perdue dans les volutes.

Parfois, il venait me chercher à l’école. Il discutait avec le directeur. Je me tenais à distance, un peu effrayé par ces hommes sérieux qui semblaient avoir tant à se dire. Il arrivait qu’il assiste à mes entraînements de taekwondo. Il s’adossait à un arbre, silencieux, attentif – les yeux mi-clos. J’étais fier de lui. Fier de sa présence, fier de son regard. Il me souriait, avant de disparaître.

Il était né dans une famille de paysans qui survivait à la frontière vietnamienne, dans les années 1920. Ils étaient neuf ou dix enfants. Tout est incertain dans la terre grasse des rizières, où les os blanchissent en une saison. Pour ces paysans, pas d’état civil, pas d’histoire, mais le décompte des heures et des bêtes.

Mon père a eu un destin à part : son propre père l’a choisi pour être éduqué. Pourquoi lui plutôt qu’un autre, c’est une énigme. Ses frères et sœurs étaient aux champs, à repiquer le riz ou à garder les troupeaux. Lui était à l’école à Phnom Penh. Il ne m’a jamais parlé de cette époque, mais il a dû se sentir heureux et bien seul, dans la capitale où les élèves riaient de ses pauvres vêtements.

Il est devenu instituteur, puis inspecteur d’école primaire, puis chef de cabinet au ministère, pendant près de dix ans. Il lisait beaucoup, des journaux, des revues, des livres. Sans parler des dossiers innombrables qu’on venait lui faire signer jusqu’à la maison, tard le soir. Il aimait discuter et réfléchir. Je sais qu’il aurait voulu progresser davantage dans la connaissance. Pas facile quand on a été un petit paysan de la frontière, et qu’on a soi-même neuf enfants.

L’enseignement était son combat. Il admirait Jules Ferry et l’école publique française. Il avait une idée fixe : pas de développement économique et social sans éducation. Il n’en démordait pas. Il était pur, jusqu’à la naïveté.

À sa façon, mon père avait réussi, mais la vie matérielle ne l’intéressait pas. Des tiges d’acier dépassaient des pilotis et du toit de la maison. Il s’en moquait, vivant pour son métier. Très vite, sous les Khmers rouges, il n’a plus eu le droit de porter de lunettes. Alors l’éducation n’a plus compté que dans la propagande. Alors ce monde n’a plus été le sien.

Rithy Panh, L’élimination, Grasset, p. 79.

Cécile Carret, 7 fév. 2012
GPS

Je ne veux rien savoir de plus. Je me laisse guider. Ne rien savoir de la collusion organisée de toutes ces données transformées en ondes électromagnétiques qui viennent se fracasser mathématiquement dans le boîtier noir de la voiture de location pour ordonner ma route. J’ai coupé le son, je me confie à l’image, au ruban infini qui se déploie sur l’écran du GPS pour avancer dans ce pays inconnu. Pas d’obstacles, une merveilleuse illusion de continuité, représentation parfaite de la bêtise, d’autres diraient représentation acceptable de la réalité. The magic box, m’avait dit le garagiste. J’ai entendu dire que le GPS est en train de modifier en profondeur la perception que nous avons de notre positionnement et de la manière dont nous allons d’un endroit à un autre. La notion même d’itinéraire deviendrait aujourd’hui problématique, certains, par extension, allant même jusqu’à être persuadés que tout est localisable, temps et sentiments compris. Il est de plus en plus difficile, semble-t-il, d’accepter de ne pas savoir où l’on est, et par voie de conséquence il est de plus en plus difficile de savoir où l’on est. L’usage des cartes, des légendes, le maniement des échelles, le sens de l’orientation et le représentation de soi dans le paysage, tout cela tient désormais à un seul trait fluide de couleur rose ou verte qui se dévide placidement dans le silence de ses erreurs inaperçues. Sur les derniers kilomètres, je coupe tout et je reste concentrée. C’est là. Ce pourrait être là.

Nathalie Léger, Supplément à la vie de Barbara Loden, P.O.L., p. 121.

Cécile Carret, 16 mars 2012
autre

Il y a des années que je ne touche plus la femme qui a le courage de vivre avec moi. Ça ne m’empêche pas de l’aimer. Ça m’empêche d’en toucher une autre.

Georges Perros, Papiers collés (3), Gallimard, p. 50.

David Farreny, 24 mars 2012
impossible

Être l’amant d’une fille de ferme, d’une petite serveuse de café, d’une ouvrière, qui rentre le soir vannée. On lui a préparé son repas. On la caresse doucement. On l’aime. Est-ce impossible ?

Georges Perros, Papiers collés (3), Gallimard, p. 58.

David Farreny, 24 mars 2012
percé

Entre femme et homme depuis peu l’hostilité s’est installée. Hommes et femmes sont de nos jours sans exception brouillés. Moi, par exemple, depuis bien longtemps, c’est à peine si j’ai un ennemi — et, quant à moi, cela ne peut plus être le cas —, mais s’il y en a un, c’est une femme. Non seulement on ne nous aime plus, mais on nous combat. Et si l’amour entre en jeu il ne sert plus qu’à entretenir la guerre. Tôt ou tard la femme qui t’aime sera d’une façon ou d’une autre déçue par toi, et tu ne sauras même pas pourquoi. Elle t’aura, comme elle va l’expliquer, percé à jour, mais sans te dire en quoi elle t’a percé à jour. Et à aucun moment elle ne te laissera oublier que tu es percé à jour, car elle ne te laisse presque jamais seul, en tout cas bien moins qu’auparavant dans le jeu de l’amour. Elle est continuellement présente, c’est à peine si tu peux encore échapper au mal qu’elle pense de toi. Toi-même tu ne te penses pas en hâbleur, menteur et tricheur, et tu aimerais être un homme bon, comme à votre début. Mais tu es contraint de te voir comme tout cela dans et par ses yeux, qui à partir de maintenant ne te lâchent plus, et dans lesquels, quoi que tu fasses ou ne fasses pas, ce sera une confirmation de sa mauvaise opinion et de son amère déception. Fais ce que tu veux : tu es et restera celui qui est percé à jour.

Peter Handke, Par une nuit obscure je sortis de ma maison tranquille, Gallimard, pp. 119-120.

David Farreny, 19 fév. 2014
citrons

Mais, avant de partir, j’achetais au marchand de journaux l’un des quotidiens de Rome ou de Milan dont chaque page avait la taille d’une affiche et qu’on lisait en écartant les bras comme un Christ. Chaque mot imprimé avait son poids d’encre et de plomb. Sans couleur, sans publicité, la une ne présentait rien que d’intimidant. Cette austérité, au pays des citrons !

Thierry Laget, Provinces, L’Arbre vengeur, p. 101.

David Farreny, 20 juil. 2014
ressassement

Écrire : autojustification, par l’extase, du ressassement.

Richard Millet, « 31 mars 1997 », Journal (1995-1999), Léo Scheer.

David Farreny, 20 avr. 2024
mégalomane

Le mégalomane n’est si vindicatif qu’en raison de son incapacité à prendre en amitié son moi flétri par le temps, bousculé par le hasard, courtisé par la camarde. Ce mortel n’admet pas de puer le cadavre de son vivant. Pour s’embaumer et embaumer, il se tricote alors une légende d’homme incarnant « toute la vérité de la nature ». Et c’est en ce seyant équipage de momie qu’il en remontre aux vivants.

Frédéric Schiffter, « 26 », Contre Debord, Presses Universitaires de France.

David Farreny, 5 mai 2024

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