Au loin
tout à fait au loin, une latte de fer, frappée, résonne
touchée peut-être par un enfant distrait
qui, rêveur, remarque à peine qu’il fait un bruit
bruit souligné pour moi seul
extraordinaire
unique
qui s’engage dans les profondeurs
introduisant saveur
développant saveur
enfilant saveur
au-delà
au-delà
au-delà.
Je tiens sur l’autel
ce son ineffable et saint
prodigieusement capable
prodigieusement important
inestimable et sacré.
Henri Michaux, « Connaissance par les gouffres », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 38.
Ce que je voyais c’était une grande, belle, énorme terre, une montagne, une multiple montagne apaisée, oui, mais une montagne qui venait de s’exhausser.
Henri Michaux, « Façons d’endormi, façons d’éveillé », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 496.
Il est cinq heures vingt-cinq, on voit encore un morceau de soleil reflété sur l’hôtel d’en face, j’ai les yeux rouges d’avoir tant pleuré, je suis toujours malade de cette grippe étrange, sans fièvre, qui dure maintenant depuis deux semaines. Me voici restitué à ma rive natale. Exténué, ayant perdu tout espoir dans le seul domaine qui m’importait vraiment, je me sens comme un condamné à mort inexplicablement gracié, dont la vie désormais est en sus de la vie : un temps luxueux, inespéré, gratuit, dont il n’aurait pas la responsabilité.
Renaud Camus, « samedi 12 mars 1977 », Journal de « Travers » (2), Fayard, p. 1550.
Je ne souhaite pas de fenêtre.
François Bon, « L’appartement que je cherche », Tumulte, Fayard, p. 408.
Nous étions débordés par le temps des choses. Un équilibre tenu longtemps entre leur attente et leur apparition, entre la privation et l’obtention, était rompu. La nouveauté ne suscitait plus de diatribe ni d’enthousiasme, elle ne hantait plus l’imaginaire. C’était le cadre normal de la vie. Le concept même de nouveau disparaîtrait peut-être, comme déjà presque celui de progrès, nous y étions condamnés. La possibilité illimitée de tout s’entrevoyait.
Annie Ernaux, Les années, Gallimard, p. 220.
Tu n’avais pas encore admis que la littérature n’est pas possible. Ce que tu barbouillais n’avait rien de réel, tout simplement. Ça ne correspondait à rien, ça n’entrait pas dans le monde. À chaque fois que tu te mettais à écrire, tu sentais douloureusement à quel point toi, assis devant ton écran d’ordinateur, alignant des mots, tu n’accrochais plus à rien. Ça tournait à vide.
Que faire avec ce vide de ton esprit ? Il n’y avait rien, il n’y a toujours rien en toi, un peu de froid, des passages nuageux, des pluies fines. Eh oui, il n’y a rien à dire, il n’y a jamais rien à dire. Le monde est là, tout autour, neutre. On mange et l’on s’habille. On est toujours avec soi-même. On fait les courses à la supérette. On dort. Tout est normal. Que faire avec tout ça, en fait de littérature ? La littérature n’a aucune place dans ce monde. Comment ne pas mentir ? Comment écrire sur un écran des mots qui ignorent la banalité de cette pièce, le poids des viandes dans le ventre, la grande indifférence en soi qui digère tout ? Il faudrait dire ce froid et cette indifférence. Mais avec quels mots ? Prendre les choses, les choses bêtes, les choses plates, et les rendre transparentes comme l’esprit.
Pierre Jourde, Festins secrets, L’Esprit des péninsules, p. 244.
Comme les étoiles, les beaux textes naissent dans des nurseries de phrases où, sortant du disque d’accrétion et par contraction gravitationnelle, des agrégats de matière — rythmes, sonorités, idées encore indifférenciées, ou plutôt rythmes d’idées, idées de sonorités, sonorités de rythmes mêlés au point qu’on ne distingue plus les uns des autres — se condensent, se figent et se refroidissent. Écrire — et le faire toute la sainte journée, sans autre but ni désir —, c’est attendre le moment où l’on peut approcher de la forge sans se brûler (bien sûr, le génie, qui n’écrit pas mais crée, va directement se baigner dans la lave). On ramasse alors du mâchefer, des scories, des escarbilles qu’on n’a plus qu’à emballer dans du vieux papier, comme des harengs. Voilà pour le mystère de la littérature.
Thierry Laget, « Ne pas déranger », « Théodore Balmoral » n° 59-60, printemps-été 2009, p. 6.
Il tourne à gauche, commence à descendre l’escalier. Fais gaffe, va pas tomber, se dit-il. Mets-toi à droite. Tiens la rampe. Tu charries. Tiens la rampe, je te dis. Y a pas de honte. Quand on a les pattes molles. C’est vrai qu’elles tremblent, se dit-il. C’est rien, la fatigue, l’émotion.
Non, non, laissez, dit-il à un petit vieux qui là-bas lui tient la porte. C’est gentil mais non, laissez. Oui, bon, je vois, bon, attendez, attendez, j’arrive.
Il arrive. Là, merci, c’est gentil, dit-il. Merci monsieur. Ainsi pourrait se former une gentille chaîne aimable d’humains se tenant par la porte, je te la tiens, tu me la tiens, ainsi de suite. Alors Bast, un peu ému, se retourne pour la tenir à quelqu’un.
Elle arrive.
Elle marche vers lui.
Christian Gailly, Les fleurs, Minuit, p. 59.
Afin de m’assurer que je ne suis pas une ombre, que ma vie n’est pas une illusion, je dresse à bâtons rompus la liste des faits et souvenirs marquants de mon existence avant d’admettre que rien de tout cela n’est aussi probant que le soupir qui conclut cette évocation.
Éric Chevillard, « mardi 2 juillet 2013 », L’autofictif. 🔗
Je traîne en attendant l’heure dans le premier hall à droite, dans la gare d’Austerlitz. Au-dessus des grandes portes aux arcades monumentales, comme une épigraphe romaine ayant subi la damnatio, les larges inscriptions BUFFET, BAGAGES ont été effacées dans la pierre. Comme une suite à la fermeture des petites gares dans les campagnes.
Emmanuelle Guattari, Ciels de Loire, Mercure de France, p. 129.
Si on avait une perception infaillible de ce qu’on est, on aurait tout juste encore le courage de se coucher mais certainement pas celui de se lever.
Emil Cioran, « Écartèlement », Œuvres, Gallimard, p. 994.
J’allongeai ma phrase, multipliant les détours et les obscurités sans parvenir à le semer et je me sentis alors gagné par l’épouvante.
Éric Chevillard, « mercredi 29 mai 2024 », L’autofictif. 🔗