L’araignée royale détruit son entourage, par digestion. Et quelle digestion se préoccupe de l’histoire et des relations personnelles du digéré ? Quelle digestion prétend garder tout ça sur des tablettes ?
Henri Michaux, « La vie de l’araignée royale », Œuvres complètes (1), Gallimard, p. 445.
Les domestiques m’ont toujours été terriblement pénibles. Quand j’en vois un le désespoir m’envahit. Il me semble que c’est moi le domestique. Plus il est plat, plus il m’aplatit.
Henri Michaux, « Un barbare en Asie », Œuvres complètes (1), Gallimard, p. 319.
Il lui semblait que jamais personne ne lui avait prêté une attention aussi soutenue, aussi polie et amicale. Tout le monde s’était tu alentour. La mère de Charlotte, immobile, courbée, serrait le saladier sur son ventre, et ainsi semblait en prière, recueillie pour mieux absorber les paroles d’Herman. Un petit sourire bienveillant soulevait délicatement le coin des lèvres de Métilde. Herman exulta de se sentir pathétique : l’avait-il jamais été pour quiconque, avait-il été, seulement une fois, émouvant ? Alors la pensée de Rose devenait fort abstraite, supplantée par le plaisir intense d’attirer à lui la sympathie de ses voisines, et de capter leur esprit encore inconnu et obscur.
Marie NDiaye, Un temps de saison, Minuit, pp. 58-59.
Appeler qui ? Paul épluche son carnet. Des noms suivis de chiffres s’y empilent comme au flanc d’un monument aux morts, champ infertile hérissé de proches perdus, d’amis d’un soir, d’anciennes amies qui se méprendraient. Reste ce numéro de la jeune femme en gris de l’autre soir, courage. On décroche au loin.
Jean Echenoz, L’équipée malaise, Minuit, p. 64.
Je suis un être de lenteur, de retours en arrière, d’intentions à très long terme, de toutes ses forces et de tous ses sens appuyé sur le passé. Je me fais l’effet d’un mouvement historique enfoui sous les gestes des hommes qui met deux siècles à trouver son rythme et trois à s’accomplir. Je chemine à la vitesse des continents, il est bien peu probable que je voie jamais l’Atlantique.
Mathieu Riboulet, Mère Biscuit, Maurice Nadeau, p. 101.
Je me tiens toujours à l’orée
des tournants définitifs
je suis insoucieux du large
et des étoiles des séismes et des holocaustes
j’affronte mon corps en combat singulier
pour des questions de préséance
je ne touche pas aux longues chevelures
je dis « je » pour faire l’Homme
je suis informe alors comme tout le monde
je m’habille.
Jean-Pierre Georges, Où être bien, Le Dé bleu, p. 90.
Pur esprit, non tout à fait cependant, mais dédiant aussi toutes les sèves du corps et l’électricité de ses muscles à l’élaboration de sa grande œuvre, sacrifiant ce corps sans regrets, et s’il faut broyer dans le mortier un cartilage d’oreille pour obtenir le liant désiré qui fera de son tableau un épisode marquant de notre histoire, n’hésitant pas à trancher la sienne au plus ras aussi naturellement que s’il saisissait sur la table la brosse ou le tampon.
Éric Chevillard, Dino Egger, Minuit, p. 34.
On s’obstine parfois à vouloir substituer une image à la réalité, on veut épuiser les lieux, les vider une bonne fois de leur pouvoir, faire cesser ce léger tremblement de l’image à l’énoncé d’un nom, on cherche un air de ressemblance, on veut reconnaître un paysage à défaut d’un visage ou d’un souvenir.
Nathalie Léger, Supplément à la vie de Barbara Loden, P.O.L., p. 118.
À part un joli jardin, tout est inférieur à nos rêves.
Nicolás Gómez Dávila, Nouvelles scolies à un texte implicite (2), p. 163.
Il y a pourtant tout ce qui piaffe au tréfonds d’une cellule bétonnée connue-inconnue de soi seul.
Jean-Pierre Georges, « Bonheur à suivre », Aucun rôle dans l’espèce, Tarabuste, p. 59.