treuil

Il avait toujours rêvé de n’être relié au monde que par un regard immobile et tenu, comme un filet d’eau qui ne tombe pas, ne se divise pas, mais renouvelle son équilibre et son silence. On ne le sut qu’après : son regard était un câble enroulé au treuil du fond des vases.

Michel Besnier, Un lièvre en son gîte, Folle Avoine, p. 75.

David Farreny, 24 mars 2002
demander

Je n’ai rien demandé d’autre à la vie que de ne rien me demander à moi.

Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquillité (édition intégrale), Christian Bourgois, p. 157.

Guillaume Colnot, 18 juil. 2003
cercueil

J’ai rasé ce matin la barbe que je portais depuis l’Iran : le visage qui se cachait dessous a pratiquement disparu. Il est vide, poncé comme un galet, un peu écorné sur les bords. Je n’y perçois justement que cette usure, une pointe d’étonnement, une question qu’il me pose avec une politesse hallucinée et dont je ne suis pas certain de saisir le sens. Un pas vers le moins est un pas vers le mieux. Combien d’années encore pour avoir tout à fait raison de ce moi qui fait obstacle à tout ? Ulysse ne croyait pas si bien dire quand il mettait les mains en cornet pour hurler au Cyclope qu’il s’appelait « Personne ». On ne voyage pas pour se garnir d’exotisme et d’anecdotes comme un sapin de Noël, mais pour que la route vous plume, vous rince, vous essore, vous rende comme ces serviettes élimées par les lessives qu’on vous tend avec un éclat de savon dans les bordels. On s’en va loin des alibis ou des malédictions natales, et dans chaque ballot crasseux coltiné dans des salles d’attente archibondées, sur de petits quais de gare atterrants de chaleur et de misère, ce qu’on voit passer c’est son propre cercueil. Sans ce détachement et cette transparence, comment espérer faire voir ce qu’on a vu ? Devenir reflet, écho, courant d’air, invité muet au petit bout de la table avant de piper mot.

Nicolas Bouvier, Le poisson-scorpion, Payot, p. 46.

Élisabeth Mazeron, 23 avr. 2008
sorte

Je te parle et tu ne m’entends pas. Tu penses à moi, précise, et je ne sais rien. L’opacité est énorme toujours et ces gestes liés pour d’autres et fanés. Tu connais la pierre de mélancolie de Dürer. J’y vois tes traits pensifs quand tout devient transparence, des heures entières la nuit à fouiller les espaces jusqu’à ce qu’une sorte de toi me creuse.

Dominique de Roux, « lettre à Christiane Mallet (18 décembre 1972) », Il faut partir, Fayard, p. 290.

David Farreny, 21 août 2008
inventaire

C’est ce qui explique cette vérité reconnue par tous, qu’on peut devenir de mauvaise foi à force d’être sincère. Ce serait, dit Valéry, le cas de Stendhal. La sincérité totale et constante comme effort constant pour adhérer à soi est, par nature, un effort constant pour se désolidariser de soi ; on se libère de soi par l’acte même par lequel on se fait objet pour soi. Dresser l’inventaire perpétuel de ce qu’on est, c’est se renier constamment et se réfugier dans une sphère où l’on n’est plus rien, qu’un pur et libre regard. La mauvaise foi, disions-nous, a pour but de se mettre hors d’atteinte, c’est une fuite. Nous constatons, à présent, qu’il faut user des mêmes termes pour définir la sincérité. Qu’est-ce à dire ?

Jean-Paul Sartre, « Les conduites de mauvaise foi », L’être et le néant, Gallimard, p. 102.

David Farreny, 11 oct. 2008
lié

L’étrange était rarement dû à la nature, le hêtre à deux troncs poussés l’un dans l’autre dans la forêt proche ou les racines d’un autre hêtre qui formaient un siège exactement adapté à ma taille ne me surprenaient pas. Mais l’étrange qui vous creusait le dos et forçait à redresser les épaules était presque toujours lié à quelqu’un ou à quelque chose ; ainsi, l’escarpolette installée entre les deux chambres d’enfants au linteau laqué de blanc de la porte de séparation me paraissait le sommet du grotesque. On imaginait l’enfant assis sur sa planchette et qui venait se cogner la tête au plafond. Rien de plus absurde que cet objet du dehors qu’on retrouvait, tout à coup, dedans, cela me faisait autant frémir, d’une espèce de gêne physique, qu’une bicyclette sur un balcon ou qu’un cintre accroché à une fenêtre.

Georges-Arthur Goldschmidt, La traversée des fleuves. Autobiographie, Seuil, p. 83.

Cécile Carret, 10 juil. 2011
tourner

Musique qui en tout cas n’a rien d’humain. C’est le chant de l’absolu. Au xylophone les temps forts et différenciés, d’autres instruments viennent couper en syncope là-dedans. Le gong suspend tout.

[…]

Vers la fin de certains morceaux ils freinent et c’est exactement comme une carriole qu’on arrête. Les pas des chevaux et le rythme des sonnailles ralentit et la roue, car cette musique est plus qu’une autre une roue, s’arrête de tourner.

Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 132.

Cécile Carret, 28 juin 2012
pensé

Épilogue des cérémonies funèbres consécutives à la mort du général de Gaulle : tous les troncs de l’église de Colombey, lourds de l’argent des cierges allumés à la mémoire du général, ont été fracturés cette nuit (les journaux). Il est rafraîchissant que le train de ces petits métiers sagaces et inusables — aussi paisiblement imperméables à la grandeur qu’un chien qui regarde un évêque — recoupe ainsi avec ingénuité les grands événements de ce monde et en éclaire une face cachée, mais non indigne d’intérêt. Brusquement on s’avise du menu génie de l’à-propos, de la jugeotte admirablement objective qu’il faut à certains déployer pour survivre, et on sourit, on admire un peu. Ils y ont pensé !

Julien Gracq, Lettrines (II), José Corti, p. 60.

David Farreny, 19 oct. 2014
favorable

Le bonheur d’une expression vaut tout autant qu’une pensée heureuse, puisqu’il est presque impossible de se bien exprimer sans mettre en favorable lumière ce qu’on exprime.

Georg Christoph Lichtenberg, Le miroir de l’âme, Corti, p. 270.

David Farreny, 13 janv. 2015
heures

Mais encore… Mais encore dans la voix du matin, il aurait fallu être attentif et précis, noter et noter encore, parler bas quand les heures laissent entrer les petites joies si douces si calmes si paisibles, quand on sent la pulsation de la Terre, quand bat le cœur juste et bon, accordé à des phrases dépassant tout juste du silence, tièdes et palpitantes et qui ne s’imposent pas. « Soyons désobligeants pour les femmes et les éditeurs ! » me dit-il à l’oreille. Oui, bien sûr, mais comme il est dommage de devoir toujours aller à contre-sens, comme nous aimerions être simplement, simplement être, poser notre main sur son ventre et laisser le temps filer entre les précipices dans la paix de l’aube. Lassitude de devoir dire non encore une fois, une fois de trop. Revenir à Bach, en somme. L’aurore est éternelle. Les âmes endormies reposent, couchées auprès de leurs sœurs. Le péché veut les réveiller. Ne le laissons pas faire. Encore un instant de répit, avant le tumulte.

Prépare-toi, mon âme. Pour ton bien, tu seras abandonnée. Alors de ses yeux reviendront des amours qu’elle ne sait même pas, le temps du diable oublié, le sarcasme et la peur, et toutes les heures perdues éclateront comme des bulles de savon. Il y avait de la sainteté dans ces folies et tu ne le voyais pas. Un souffle puis un autre, une hésitation, la voix qui se brise, mais quand même, c’était beau, le désir.

Jérôme Vallet, « Sur les talons », Georges de la Fuly. 🔗

David Farreny, 18 mars 2024
incroyables

Je me souviens, avec une tristesse ironique, d’une manifestation ouvrière, dont j’ignore le degré de sincérité (car j’ai toujours quelque difficulté à supposer de la sincérité dans les mouvements collectifs, étant donné que c’est l’individu, seul avec lui-même, qui pense réellement, et lui seul). C’était un groupe compact et désordonné d’êtres stupides en mouvement, qui passa en criant diverses choses devant mon indifférentisme d’homme étranger à tout cela. J’eus soudain la nausée. Ils n’étaient même pas assez sales. Ceux qui souffrent véritablement ne se rassemblent pas en troupes vulgaires, ne forment pas de groupe. Quand on souffre, on souffre seul.

Quel ensemble déplorable ! Quel manque d’humanité et de douleur ! Ils étaient réels, donc incroyables. Personne n’aurait pu tirer d’eux une scène de roman, le cadre d’une description. Cela coulait comme les ordures dans un fleuve, le fleuve de la vie. J’ai été pris de sommeil à les voir, un sommeil suprême et nauséeux.

Fernando Pessoa, « 72 », Le livre de l’intranquillité (1), Christian Bourgois.

David Farreny, 10 mai 2024

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