prosaïquement

Sur les murs étaient accrochés ces nouveaux tableaux animés, constamment en mouvement ; il s’agissait de deux machines bidimensionnelles qui se déplaçaient en bruissant doucement, comme le flux d’un océan lointain. Ou, pensa-t-il plus prosaïquement, comme une autofab subsurface. Il n’était pas très sûr d’aimer ça.

Philip K. Dick, Les Clans de la Lune Alphane, Albin Michel, p. 101.

Guillaume Colnot, 23 avr. 2002
arête

Comme trace de son passage en ce monde, plutôt que l’empreinte simiesque d’un pied, Crab préfère laisser une broderie discrète sur un chou.

On lui objecte alors, plus sérieusement, qu’il lui sera difficile de plier son corps aux coutumes des mollusques gastéropodes, de l’assouplir, de rétracter ses membres et sa tête afin d’obtenir cette plastique molle, cette élasticité si remarquable chez les limaces. Mais Crab a déjà résolu la question. Son squelette ne l’encombrera plus longtemps. Il va cracher cette arête.

D’abord, retirer veste et chemise. Puis Crab plonge profondément la main dans sa gorge, il empoigne sa clavicule gauche et, sans forcer ni faiblir, il se l’extrait par la bouche — tout se tient : la carcasse entière suit. Sauf le crâne, au reste de plus en plus bourdonnant et lourd à porter — mais Crab, ayant aspiré et provisoirement confié à l’estomac simplificateur son cerveau compliqué, n’a plus qu’à retrousser les lèvres pour expulser loin de lui cette tête obsolète d’homme mort.

Éric Chevillard, La nébuleuse du crabe, Minuit, pp. 113-114.

David Farreny, 7 sept. 2002
dilection

Dieu du Ciel ! quelle chose singulière que notre chair désire ainsi la chair, simplement parce que ce n’est pas la nôtre, et qu’elle appartient à une âme étrangère ! Comme c’est étrange, et lorsqu’on y regarde de plus près, comme c’est au fond peu de chose, en sa timide dilection ! On pourrait dire : si elle ne veut rien de plus, qu’on le lui accorde au nom de Dieu ! Qu’est-ce que je demande donc, Castorp ? Est-ce que je veux l’assassiner ? Est-ce que je veux verser son sang ? Je ne veux que la caresser ! Castorp, mon cher Castorp, excusez-moi de gémir ainsi, mais ne pourrait-elle pas se donner à moi ?

Thomas Mann, La montagne magique, Fayard, p. 705.

David Farreny, 16 juin 2007
traces

Mais si les mots paraissent vivre lorsqu’on projette le film sémantique ou morphologique, ils ne vont pas jusqu’à constituer des phrases ; ils ne sont que les traces du passage des phrases, comme les routes ne sont que les traces du passage des pèlerins ou des caravanes.

Jean-Paul Sartre, « Liberté et facticité : la situation », L’être et le néant, Gallimard, p. 573.

David Farreny, 11 nov. 2008
exquis

La résistance du bois n’est pas la même selon l’endroit où l’on enfonce le clou : le bois n’est pas isotrope. Moi non plus ; j’ai mes «  points exquis  ». La carte de ces points, moi seul la connais, et c’est d’après elle que je me guide, évitant, recherchant ceci ou cela, selon des conduites extérieurement énigmatiques ; j’aimerais qu’on distribuât préventivement cette carte d’acupuncture morale à mes nouvelles connaissances (qui, au reste, pourraient l’utiliser aussi pour me faire souffrir davantage).

Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Seuil, p. 111.

Élisabeth Mazeron, 10 déc. 2009
pourquoi

Les étoiles, elles aussi, sont des corps lumineux par eux-mêmes, qui ont pour existence seulement l’abstraction physique de la lumière ; la matière abstraite a précisément cette abstraite identité de la lumière pour existence. C’est là cette réalité punctiforme des étoiles, qui consiste, pour elles, à en rester à cette abstraction ; ce n’est pas dignité, mais indigence, que de ne pas passer au concret ; c’est pourquoi il est absurde d’avoir plus de considération pour les étoiles que pour, par exemple, les plantes. Le Soleil n’est pas encore du concret. La piété veut transporter des hommes, des animaux, des plantes sur le Soleil et sur la Lune ; mais seule la planète peut porter de tels êtres. Des natures qui sont allées dans elles-mêmes, de telles figures concrètes qui se conservent pour elles-mêmes face à l’universel, il n’y en a pas encore sur le Soleil ; dans les étoiles, dans le Soleil, il n’y a de présente que de la matière lumineuse. Le lien du Soleil en tant que moment du système solaire et du Soleil en tant que lumineux par lui-même, c’est qu’il a dans les deux cas la même détermination. Dans la mécanique, le Soleil est la corporéité se rapportant seulement à elle-même, et cette détermination est aussi la détermination physique de l’identité de la manifestation abstraite ; et c’est pourquoi le Soleil luit.

Georg Wilhelm Friedrich Hegel, « Des manières de considérer la nature (additions) », Encyclopédie des sciences philosophiques, II. Philosophie de la nature, Vrin, p. 396.

David Farreny, 28 fév. 2011
reflet

Quand on sait voir, on trouve réellement que tous les accusés sont beaux. C’est évidemment, si j’ose dire, un phénomène d’histoire naturelle assez curieux. Naturellement, l’accusation ne provoque pas une modification tangible dans l’extérieur de l’accusé ; il n’en va pas, dans ces cas-là, comme dans les autres affaires de justice ; la plupart de nos clients conservent leur façon de vivre ordinaire, et, s’ils ont un bon avocat qui sache bien s’occuper d’eux, le procès ne les gêne pas beaucoup. Pourtant, quand on a bien l’expérience de la chose, on reconnaîtrait un accusé entre mille personnes. À quoi ? me demanderez-vous ; ma réponse ne vous satisfera pas ; c’est à ce que les accusés sont précisément les plus beaux. Ce ne peut être la faute qui les embellit, puisque tous ne sont pas coupables — c’est du moins ce que je dois dire en qualité d’avocat —, ce ne peut être non plus la condamnation qui les auréole d’avance, puisque tous ne sont pas destinés à être condamnés ; cela ne peut donc tenir qu’à la procédure qu’on a engagée contre eux et dont ils portent en quelque sorte le reflet.

Franz Kafka, « Le procès », Œuvres complètes (1), Gallimard, p. 427.

David Farreny, 21 avr. 2011
calvinisme

« C’est un homme comme vous et moi ! » m’a-t-il assuré avant de se rendre compte de la bêtise qu’il proférait, et puis me regardant en souriant, se remettant de lui-même à sa place : celle d’un chauffeur, quoiqu’il fût surtout instituteur et travaillât comme chauffeur, l’été, pour arrondir ses fins de mois.

Il m’a parlé plus librement du baryton, le disant généreux, drôle, séduisant, pourvu même d’une copine.

« Une copine ? » ai-je répété, aussi agacé par ce mot que par l’adjectif « sympa », et inquiet de savoir quelle femme accepterait de coucher avec un gnome, sinon, peut-être, une prostituée ou une actrice de films pornographiques spécialisés.

« Oui, une femme qui le suit partout.

— Une groupie ?

— Non, une femme normale », a-t-il fini par dire, sans se rendre compte de l’ambiguïté de l’adjectif normal, souriant doucement comme on le fait lorsqu’on évoque un maître qui témoigne de la bonté, sans entrer dans les détails auxquels nous pensions tous deux, sur cette terre calviniste, songeant, moi, qu’il ne pouvait faire l’amour que d’une seule manière, allongé à la façon d’une divinité priapique, et que la femme que j’avais vue avec lui devait avoir un rôle avant tout hygiénique, consolateur, maternel.

« En tout cas, il n’est pas laid, ai-je murmuré.

— Et pourquoi le serait-il ?

— C’est quand même un gnome. Une espèce de monstre. »

Pour un peu, le chauffeur m’aurait jeté par la portière ; mais ce vertueux, cet indigné, qui rêvait de venger son ami d’un soir, était bridé par son calvinisme.

Richard Millet, La fiancée libanaise, Gallimard, p. 143.

David Farreny, 27 sept. 2012
partager

Le partage final n’est pas entre homos et ceux que ceux-ci appellent hétéros (être un hétéro, c’est être quelqu’un qui accepte que les homos le baptisent, ce qui est tout de même assez gratiné). Il est entre ceux qui demandent l’enfant et ceux qui le refusent. La majorité des homos demandent l’enfant.

Philippe Muray, « 30 juin 1985 », Ultima necat (I), Les Belles Lettres, p. 556.

David Farreny, 3 juin 2015

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