De retour chez lui, il monte dans sa chambre, tire les rideaux, se glisse dans son lit, éteint la lumière. Cette nuit encore, ses rêves seront fabuleux. Assez des vieilles histoires de famille et de leurs pauvres variantes œdipiennes, de la nostalgie rancunière, des visites répétées du grand-père défunt et autres apparitions nocturnes du boulanger quotidien. Il n’y a vraiment aucune raison de s’ennuyer en dormant.
Éric Chevillard, Un fantôme, Minuit, p. 105.
Ah fromage voilà la bonne madame
Voilà la bonne madame au lait
Elle est du bon lait du pays qui l’a fait
Le pays qui l’a fait était de son village
Ah village voilà la bonne madame
Voilà la bonne madame fromage
Elle est du pays du bon lait qui l’a fait
Celui qui l’a fait était de sa madame
Ah fromage voilà du bon pays
Voilà du bon pays au lait
Il est du bon lait qui l’a fait du fromage
Le lait qui l’a fait était de sa madame
Benjamin Péret, « Le grand jeu », Œuvres complètes (1), Éric Losfeld, p. 71.
Aujourd’hui la vie fait très mal derrière l’omoplate gauche. Un grand abattement passe au rouleau d’essorage les bouts de guenilles de mes virtualités. Il en sort un jus pas assez noir pour écrire avec.
Des cris aigus d’enfants mêlés à des coups de burin font un environnement sonore propre à se médicamenter. Un petit drapeau délavé, déchiqueté, bat faiblement dans une zone désertée par l’activité cellulaire.
Mon sexe veut bien tout. Il est comme l’eau. Il épouse toutes les formes dans un coma dépassé. De midi jusqu’au soir : procession d’heures sordides, évoluant à très basse altitude.
Jean-Pierre Georges, « Abattement », Trois peupliers d’Italie, Tarabuste, p. 21.
C’est le trait terrible dans le vieillissement : il vous donne bientôt la gaîté de cœur qui permet d’accepter comme allant de soi des retranchements sur les sens et sur le cœur, considérés auparavant comme de monstrueuses avaries.
Pierre Drieu La Rochelle, « Récit secret », Récit secret. Journal 1944-1945. Exorde, Gallimard, p. 12.
Les piaillements des moineaux coupaient de fines entailles l’enceinte de bruit du trafic. Le vent ramassa dans toutes sortes de détritus un grand gaillard de poussière qui fut obligé de valser (jusqu’à ce qu’une auto vienne l’étirer en longueur et le traîne à mort ; avec son unique papier).
Arno Schmidt, « Sortie scolaire », Histoires, Tristram, p. 131.
Je ne peux pas voir un chat dans la rue sans ressentir une complicité ethnique.
Jean-Pierre Georges, L’éphémère dure toujours, Tarabuste, p. 36.
Je vois sur ma table la photographie de l’être que j’étais à ce lever de ma vie d’homme, et, sous la toison de boucles brunes, jadis orgueil de ma mère, mais déjà bien assagies, je distingue un profil assez fin. Un front égal, un œil pâle, bien placé, mais sans éclat sous des paupières maladives, un nez court et busqué, une lèvre supérieure proéminente, où pointent les prémices d’une moustache retardataire, une bouche aux lèvres épaisses, volontiers entrouvertes sur des dents assez belles, mais écartées, et, subitement, la fuite d’un tout petit menton raté, d’un mauvais petit menton de hasard, qui entache l’ensemble et le tare de sa défaillance.
Félix Vallotton, La vie meurtrière, Phébus, p. 41.
Une chauve-souris dort, suspendue à son aisselle. Elle le gêne un peu pour préparer ses potions et ses fientes acides les font tourner : le philtre qui devait lui procurer une jeunesse éternelle le frappe de sénescence. Souvent, les tâtonnements de la science produisent des résultats inattendus, le sirop antitussif fait grandir les nains, telle pommade contre l’acné polymorphe juvénile rend bossus ses utilisateurs – et si bien, plaident les laboratoires, que l’on ne voit effectivement plus leur vilaine figure boutonneuse – […]
Éric Chevillard, Dino Egger, Minuit, p. 106.
Ce respect pour des poètes que l’on ne comprend pas et que, malgré tout, l’on veut atteindre, est la source de nos méchantes littératures.
Georg Christoph Lichtenberg, Le miroir de l’âme, Corti, p. 113.
Des corrélations entre topos et macrotopos
Des éléments suprasegmentaux,
Délivre-nous, Seigneur.
[…]
Du vocoïde,
Du vocoïde nasal pur ou sans occlusion consonantique,
Du vocoïde bas et du semi-vocoïde homorganique,
Délivre-nous, Seigneur.
[…]
Du programme épistémologique dans l’œuvre,
De la dimension épistémologique et de la dimension dialogique,
Du substrat acoustique du culminateur,
Des systèmes générativement compatibles,
Délivre-nous, Seigneur.
[…]
Des apparitions de Chomsky, de Mehler, de Perchonock
De Saussure, Cassirer, Troubetzkoy, Althusser
De Zolkiewsky, Jacobson, Barthes, Derrida, Todorov
De Greimas, Fodor, Chao, Lacan et caterva
Délivre-nous, Seigneur.
Carlos Drummond de Andrade, Exorcisme.
On nous naît, déjà pas mal, maintenant
« accouche de toi-même mais en silence ! »
Jean-Pierre Georges, Où être bien, Le Dé bleu, p. 17.