Quelque chose, quelque part diffère.
Henri Michaux, « Les grandes épreuves de l’esprit et les innombrables petites », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 362.
Nous habitions place du Marché, dans une de ces maisons sombres, aux façades vives et aveugles, qu’il est impossible d’identifier.
C’était la cause d’erreurs continuelles. Car une fois qu’on se trompait de seuil, qu’on prenait par mégarde un autre escalier, on pénétrait dans un labyrinthe de logements inconnus, de vérandas, de courettes inattendues, qui vous faisait oublier peu à peu votre dessein initial et ce n’est qu’au bout de plusieurs jours, après d’étranges et tortueuses aventures, que l’on se rappelait avec remords, à l’aube grise, la maison paternelle.
Bruno Schulz, « La visitation », Les boutiques de canelle, Denoël, p. 49.
C’est à sa voix qu’il aurait fallu s’en remettre, à ses gestes, à sa seule présence ; et ne tenir que très peu de compte de ses mots, qui eux n’ont pas grand sens, et qui l’étonnent sans cesse quand on les lui rappelle. Il s’étonne surtout qu’on ait pu leur porter assez d’attention pour s’en souvenir. Que ne fait-on comme lui, et n’imite-t-on son détachement parfait à leur égard, sa merveilleuse capacité d’indifférence et d’oubli ? Mais je n’ai pas su m’abandonner à ce sémantisme libéré du verbe et qui flotte dans l’air, s’accrochant un moment, comme une brume, à une intonation, une attitude, un regard. Je n’ai eu ni assez de patience ni assez d’amour. J’ai bêtement exigé des phrases, du bon sens bien français, clairement débité, avec des sujets, des verbes et des compléments à la parade. Or c’est manifestement ce que ce pauvre garçon est le moins capable d’offrir.
Renaud Camus, « dimanche 25 janvier 1998 », Hommage au carré. Journal 1998, Fayard, pp. 35-36.
Buée de buée a dit le Sage buée de buée tout
est buée
Tous les fleuves vont vers la mer et la mer
n’est pas pleine vers le lieu où vont les fleuves
là ils vont toujours
Toutes choses sont d’une lassitude nul ne saura le dire
l’œil n’en aura pas assez de voir
et l’oreille ne se remplira pas d’entendre
et tenez tout est buée et pâture
de vent.
Georges Perros, « La pointe du Raz », Papiers collés (3), Gallimard, p. 138.
Étrange lieu que la solitude – sans issue lorsque l’on s’y trouve ; sans accès lorsque l’on n’y est pas.
Éric Chevillard, « jeudi 13 juin 2013 », L’autofictif. 🔗
Tout le jour, j’avais échappé à sa traque obstinée. Mais là, je n’en pouvais plus. En trois bonds, le lion fut sur moi. Il me fit rouler au sol d’un coup de patte et, comme il s’apprêtait à refermer ses crocs sur ma gorge, je lui montrai le soleil qui se couchait derrière les hautes herbes :
– Ce n’est pas plutôt l’heure où vous allez boire ?
Éric Chevillard, « lundi 9 juin 2014 », L’autofictif. 🔗
De quelle antériorité l’idée d’essence, de nature ou d’être rend-elle compte ? Mais, aussi, de quelle finalité ? De quelle nécessité ? Comme les gens de l’art se sont disputés et disputent toujours d’abondance là-dessus, tout me laisse à penser que cette idée ne résulte que d’une sorte de cristallisation ontologique : lorsque, à titre de mortel, un philosophe fait la vulnérante et humiliante expérience d’une vie aléatoire ; lorsqu’il se sent pour cela même peu enclin à marivauder avec une fortune si volage, il en vient à désirer une autre réalité dont il idéalise les attributs. Ainsi surgit en son imagination le mirage de l’« essence », de la « nature » ou de l’« être », impeccable arrière-monde, oasis du Sens, havre où son esprit se hâte d’accoster afin d’y apaiser les haut-le-cœur que lui cause le bateau ivre du hasard. J’appelle ce mirage une métaphysique et, ce genre de philosophe halluciné, un métaphysicien.
Le métaphysicien aimerait que son chimérique paysage se réalisât dans un immuable présent, ou qu’un temps coutumier, en en renouvelant les formes, en fît un abri sûr. Mais hélas pour lui, le temps reste le maître. Primesautier, imprévisible, capricieux, le temps ne déplace pas seulement les lignes, il viole aussi la virginité des essences, tourne le sens en dérision, bafoue la pérennité de l’être. Tout à son jeu de tric-trac, cet enfant terrible excelle à ébranler les fragiles constructions du hasard, son double, qui s’en divertit.
Frédéric Schiffter, « 7-8 », Contre Debord, Presses Universitaires de France.