protégé

Il ne concevait pas qu’on puisse étudier autrement qu’à l’étroit, abrité de la respiration énorme de l’espace par des épaisseurs successives de murs, protégé non seulement par le toit des rêves qui agitent sans discontinuer le ciel, mais par un solide glacis de pavés de l’humide et sourde suggestion de la terre.

Pierre Bergounioux, Catherine, Gallimard, p. 37.

Guillaume Colnot, 14 avr. 2002
maisons

Plus que de la laideur, à mon avis, le XXe siècle fut le siècle de la camelote. Et rien n’en témoigne mieux que tous ces pavillons qui éclosent le long de toutes les routes et à l’entrée de toutes les villes, petites ou grandes. Ce ne sont pas des maisons, ce sont des idées de maisons. Elles témoignent pour une civilisation qui ne croit plus à elle-même et qui sait qu’elle va mourir, puisqu’elles sont bâties pour ne pas durer, pour dépérir, au mieux pour être remplacées, comme les hommes et les femmes qui les habitent. Elles n’ont rien de ce que Bachelard pouvait célébrer dans sa poétique de la maison. Elles n’ont pas plus de fondement que de fondation. Rien dans la matière qui les constitue n’est tiré de la terre qui les porte, elles ne sont extraites de rien, elles sont comme posées là, tombées d’un ciel vide, sans accord avec le paysage, sans résonance avec ses tonalités, sans vibration sympathique dans l’air.

Renaud Camus, Du sens, P.O.L., p. 470.

David Farreny, 19 mai 2002
concrétions

Il fait une journée splendide, très chaude mais sans oiseaux ni parfums ni espérance. J’esquisse un plan, jette, dirait-on, des grains de sable dans le vide, autour desquels pourraient se former des concrétions. Il me manque toujours l’arête. Je m’en remets sur l’avancée d’apporter ses propres rails, d’engendrer sa substance. Les mots, en revanche, tombent d’eux-mêmes, épousent la vision. Je couvrirai une page au prix d’un travail inélégant, brutal — la course à travers la sapinière, dans la frange interdite, sous le soir.

Pierre Bergounioux, « dimanche 2 septembre 1984 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 336.

David Farreny, 25 mars 2006
s’abîme

Après la fournaise de la route Salonique-Alexandropolis, le bonheur que c’est de s’asseoir devant une nappe blanche, sur ce petit quai aux pavés lisses et ronds. Pendant un instant, les poissons frits brillent comme des lingots dans nos assiettes, puis le soleil s’abîme derrière une mer violette en tirant à lui toutes les couleurs.

Je pense à ces clameurs lamentables qui dans les civilisations primitives accompagnaient chaque soir la mort de la lumière, et elles me paraissent tout d’un coup si fondées que je me prépare à entendre dans mon dos toute la ville éclater en sanglots.

Mais non. Rien. Ils ont dû s’y faire.

Nicolas Bouvier, L’usage du monde, Payot & Rivages, p. 89.

Cécile Carret, 8 sept. 2007
sus

Il est cinq heures vingt-cinq, on voit encore un morceau de soleil reflété sur l’hôtel d’en face, j’ai les yeux rouges d’avoir tant pleuré, je suis toujours malade de cette grippe étrange, sans fièvre, qui dure maintenant depuis deux semaines. Me voici restitué à ma rive natale. Exténué, ayant perdu tout espoir dans le seul domaine qui m’importait vraiment, je me sens comme un condamné à mort inexplicablement gracié, dont la vie désormais est en sus de la vie : un temps luxueux, inespéré, gratuit, dont il n’aurait pas la responsabilité.

Renaud Camus, « samedi 12 mars 1977 », Journal de « Travers » (2), Fayard, p. 1550.

David Farreny, 1er mars 2008
degré

Mercredi – Derrière une fenêtre, à Jaurès, est suspendu un fil. Épinglés le long de ce fil cinq rectangles de papier, ou six, dont nous ne voyons que le dos. S’agit-il de photos qui sèchent à notre barbe, de recettes de cuisine, de mots d’amour ? Ou encore de factures, de partitions, de menaces ? De mouchoirs rêches, d’esquisses ? Je penche pour des rideaux pris au second degré.

Anne Savelli, Fenêtres. Open space, Le mot et le reste, p. 20.

Cécile Carret, 21 juil. 2008
vanité

C’était de grands hommes robustes, incapables de mesurer les conséquences de leurs actes, doués de courage et même de force, bien que leur peau eût cessé d’être luisante et leurs muscles d’être durs. Force m’était de constater qu’une obscure influence, l’un de ces mystères humains qui jettent un défi au plausible, avait dû entrer en jeu. Je les considérai avec un vif regain d’intérêt. L’idée qu’avant peu je pouvais fort bien être mangé par eux ne m’entra pas dans la tête. Et pourtant, il faut avouer qu’à ce moment, je m’aperçus — à la faveur de ce jour nouveau — de l’aspect malsain des pèlerins, et j’espérai, oui, positivement, j’espérai que ma personne n’avait pas un air aussi — comment dirai-je — aussi peu appétissant, — touche de vanité fantastique qui s’accordait à merveille avec la sensation de rêve qui pénétrait mon existence à cette époque. Peut-être avais-je aussi un peu de fièvre.

Joseph Conrad, Le cœur des ténèbres, Gallimard, pp. 169-170.

David Farreny, 2 oct. 2008
ainsi

Nous sommes arrivés presqu’au crépuscule dans un bâtiment de pierres, triste et ennuyeux ; cette région est aussi sauvage que celles que nous traversions depuis quelques heures. Ni l’œil ni l’imagination ne trouvent dans ces masses informes un point où le premier pourrait se reposer avec plaisir, et où la seconde trouverait une occupation ou un jeu. Seul le minéralogiste trouvera matière à oser des hypothèses incomplètes sur les révolutions de ces montagnes. Dans la pensée de la durée de ces montagnes ou dans le genre de sublimité qu’on leur attribue, la raison ne trouvera rien qui lui impose, qui la force à s’étonner ou à admirer. La vue de ces masses éternellement mortes ne suscita rien en moi, si ce n’est l’idée uniforme et, à la longue, ennuyeuse : c’est ainsi.

Georg Wilhelm Friedrich Hegel, « jeudi 28 juillet 1796 », Journal d’un voyage dans les Alpes bernoises, Jérôme Millon, p. 78.

David Farreny, 12 janv. 2011
pompe

Doigt blessé, bonnets multicolores, combinaison noire, clé argent : la pompe à détails était bel et bien réamorcée.

Emmanuelle Pyreire, Foire internationale, Les Petits Matins, p. 20.

Cécile Carret, 13 avr. 2013
socialistes

On se lamente, on s’étonne ou on se réjouit de ce que les socialistes, la gauche, soient mauvais en médias, que depuis cinq ans ils ne passent pratiquement jamais la barre de la communication. En réalité, ils la passent très bien quand ils sont dans l’opposition, c’est-à-dire quand ils revendiquent, se plaignent, en appellent à. Alors, ils sont bons en médias. Excellents. Comme ils sont le Parti de l’Hystérie, ils ne s’épanouissent que sous les maîtres, pour les détruire… Leur remontée actuelle dans les sondages à l’approche des élections vient de ce que, comme on leur prédit qu’ils vont perdre, ils s’y projettent, s’y voient déjà, retrouvent leur ton polémique, oppositionnel, dénonciateur. Ils redeviennent eux-mêmes, c’est-à-dire minoritaires, opprimants, marginaux écumants tout-puissants. Le monde cesse de passer par eux. Ils cessent d’avoir à définir le monde. Ils peuvent laisser la légitimation du monde, qu’ils vont confirmer par leur revendication, à d’autres. Le public dès lors les reconnaît, les identifie, et les aime pour ce qu’ils sont. Des esclaves qui montrent les dents. Tout le monde est soulagé.

Philippe Muray, « 24 janvier 1986 », Ultima necat (II), Les Belles Lettres, p. 17.

David Farreny, 27 fév. 2016
voile

Il est clair que les écrits les plus libres, les confessions, les déballages, sont encore un voile pudique jeté sur la réalité.

Jean-Pierre Georges, Car né, La Bartavelle, p. 4.

David Farreny, 1er août 2016
épistolomanie

Voilà comment j’ai contracté cette étrange maladie qu’on pourrait appeler épistolomanie. C’était il y a deux ans, quand la vodka suscitait de longues et soudaines files d’attente, et qu’on nous rendait la monnaie en timbres-poste. […] Que pouvait bien faire un homme vivant à l’écart des autres, loin de tous, avec des timbres ? Ces petits rectangles dentelés et collants destinés à ceux qui communiquent, rapprochent leurs cœurs, se collent les uns contre les autres. J’avais accumulé une bonne quantité de timbres. Ils étaient mis de côté, à l’écart, au bout de la table. Et ils voulaient travailler, être compris. Je ne sais trop comment – j’étais à moitié saoul – j’ai séparé leurs dentelures et j’ai décidé (nous autres, les ivrognes, nous ne sommes pas de mauvaises gens) de faire plaisir à un timbre.

Sigismund Krzyzanowski, Rue Involontaire, Verdier, p. 14.

Cécile Carret, 6 mai 2024
épuisement

Nous sommes sortis du temps infini de la lecture individuelle. Écrire dans sa propre langue, c’est d’ores et déjà se condamner, comme pour les sciences, à n’être presque pas lu ; c’est accepter la disparition de l’écrivain au sein de l’épuisement de la littérature. Rien de bien neuf, donc, sauf cet épuisement qui fait que les grands récits et les grandes métaphores sont en train d’émigrer vers d’autres supports dans lesquels la langue n’est qu’un élément parmi d’autres, désacralisé, instrumental, véhiculaire. Sur ce plan-là, écrire revient à entériner la mort des langues, à entrer dans la nuit pour y chanter comme un enfant dans le noir.

Richard Millet, « 6 », Désenchantement de la littérature, Gallimard.

David Farreny, 7 mai 2024

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