lire

Lire est de même se retirer du monde, peu ou prou, s’approcher de la fontaine, traiter de pair à compagnon avec la nuit. « Je n’y suis pas », dit l’homme qui lit : je suis sorti de moi par l’œil, le souffle et la virgule, ce corps n’est celui de personne, respectez-le comme tel, vous avez raison d’avoir peur. Toute phrase est une clef des champs. Mais les champs sont à leur tour autant d’incipit, les bois des guillemets, dans cette ferme abandonnée nous aurions bien tort de ne pas reconnaître une victime, encore une, de la concordance implacable des temps. Je parle d’une source : c’est une source qui parle.

Renaud Camus, Onze sites mineurs pour des promenades d’arrière-saison en Lomagne, P.O.L., p. 23.

Élisabeth Mazeron, 22 nov. 2003
algèbre

Il en est de la musique comme des autres arts, y compris la littérature : la forme la plus haute de l’expression artistique est du côté de la littéralité, c’est-à-dire en définitive d’une certaine algèbre : il faut que toute forme tende à l’abstraction, ce qui, on le sait, n’est nullement contraire à la sensualité.

Roland Barthes, « Mythologies », Œuvres complètes (1), Seuil, p. 803.

David Farreny, 5 déc. 2004
amants

Nous étions les meilleurs amis du monde, comme nous devisions tranquillement, après dîner, le long des ruelles coites. Cependant je m’en tiens à mon sentiment de toujours : pour courir le monde à vos côtés, aux miens, mieux valent les amants. Car si la ville est belle, le village avenant, le soir lyrique, que souhaiterait-on sinon mettre sa main sur une épaule, et rentrer doucement vers les chambres, vers la chambre, vers le lit, pour que le genou trouve l’appui d’une cuisse, la bouche le sommeil d’une nuque, la main l’amitié d’une hanche ? Mais que dis-je, l’amitié ? L’amitié nous l’avons. Il y a seulement qu’en voyage, et par comparaison, c’est un sentiment un peu fade, à mon avis…

Renaud Camus, Aguets. Journal 1988, P.O.L., p. 262.

Élisabeth Mazeron, 19 août 2005
règle

Les premières journées d’un séjour en un lieu nouveau ont un cours jeune, c’est-à-dire robuste et ample — ce sont environ six à huit jours. Mais ensuite, dans la mesure même où l’on « s’acclimate », on commence à les sentir s’abréger ; quiconque tient à la vie, ou, pour dire mieux, quiconque voudrait tenir à la vie, remarque avec effroi combien les jours commencent à devenir légers et furtifs ; et la dernière semaine — sur quatre, par exemple — est d’une rapidité et d’une fugacité inquiétantes. Il est vrai que le rajeunissement de notre conscience du temps se fait sentir au-delà de cette période intercalée, et joue son rôle, encore après que l’on est revenu à la règle : les premiers jours que nous passons chez nous, après ce changement, paraissent, eux aussi, neufs, amples et jeunes, mais quelques-uns seulement : car on s’habitue plus vite à la règle qu’à son interruption, et lorsque notre sens de la durée est fatigué par l’âge, ou — signe de faiblesse congénitale — n’a pas été très développé, il s’assoupit très rapidement, et au bout de vingt-quatre heures déjà, c’est comme si l’on n’était jamais parti et que le voyage n’eût été que le songe d’une nuit.

Thomas Mann, La montagne magique, Fayard, pp. 121-122.

David Farreny, 3 juin 2007
vécues

Tu préférais le premier rêve, mais le plaisir que tu avais éprouvé à faire l’un et le malaise dans lequel t’avait plongé l’autre ne changeaient rien à l’agrément de se les remémorer. Rêve ou cauchemar, qu’importait, si tu pouvais éprouver le trouble de revivre éveillé le souvenir de choses vécues dans le sommeil.

Édouard Levé, Suicide, P.O.L., p. 95.

Cécile Carret, 22 mars 2008
tremblé

Je viens à bout du chapitre huit au prix d’une page et couvre à peu de chose près la première du suivant. L’approche de la fin me remplit d’une impatience funeste. Je choisirais très volontiers la ligne droite et le terrain plat, m’en tiendrais à la trame, prendrais la corde si j’écoutais le gros paresseux qui ne dort que d’un œil, dans son coin. Il faut me reprendre fermement en main pour chercher la juste couleur des choses, leur coefficient d’adversité, leur tremblé quand on est aux prises avec elles et qu’elles pourraient bien l’emporter. C’est de tout cela que le paresseux, le sagouin, l’éternel enfant ferait litière pour s’épargner la peine de vivre.

Pierre Bergounioux, « mercredi 14 octobre 1987 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, pp. 639-640.

Élisabeth Mazeron, 11 nov. 2008
rebutées

Une dame, dans un petit préfabriqué, m’accueille gentiment et m’invite à faire mon marché. Ce sont de véritables montagnes de fer qui se dressent devant moi et je dois peser soixante kilos tout habillé. Je commence par récupérer, près de l’entrée, des chutes rondes et triangulaires de fer noir, encore huileux, qui provient d’une fabrique de crics. Le sol est jonché de fortes tiges rondes filetées, rebutées. Ensuite, par une sorte de canyon aux parois de ferrailles enchevêtrées, vers l’arrière du terrain qui couvre un ou deux hectares. Je repère deux barres de coupe de faucheuse, l’une encore assujettie à l’engin, l’autre libre, tordue. Mais le montage des doigts, à écrou noyé, m’interdit de les prélever. Il faudrait une clé spéciale, à picots et, d’ailleurs, la rouille a soudé le tout. De lourdes installations industrielles ont été démantelées et entassées là, poutrelles, bennes, grandes roues crantées, inamovibles masses de métal. Il y a aussi des bulldozers, des trains de chenilles, des pelles aux dents énormes, un troupeau de camions militaires sous camouflage, enlisés, renversés dans la boue craquelée, tendrement appuyés l’un à l’autre, joue contre joue, des amoncellements de tire-fonds, de douilles d’obus de petit calibre avec les gaines d’alimentation. Plus loin, sous un enchevêtrement de poutrelles, des canons automatiques de 20 mm dont le percuteur a été maté d’un coup de chalumeau. Quel gâchis !

Pierre Bergounioux, « lundi 15 juillet 2002 », Carnet de notes (2001-2010), Verdier, pp. 256-257.

David Farreny, 26 janv. 2012
stylisation

Banque, puis cherché le magasin des poupées de wayang. Travail magnifique que la peinture vulgaire abîme ensuite. Dans la stylisation des formes il y a quelque chose qui vient de la plume, du monde des oiseaux, qui rappelle le côté échassier qu’ont si souvent les Javanais. Côté perché, distrait, ailleurs, prêt à s’envoler dans un déploiement de surfaces insoupçonnées.

Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 124.

Cécile Carret, 28 juin 2012
muet

Je feins le plus vif intérêt à l’interminable récit de ce raseur. J’écarquille les yeux, j’arrondis les lèvres, j’opine du chef, je lève les mains au ciel, dans l’espoir que mes expressions surjouées dignes du cinéma muet finiront en effet par le faire taire.

Éric Chevillard, « samedi 9 février 2013 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 19 fév. 2013
mot

Le lecteur, dans ces après-midis passés sur le haut plateau, ne cessait de payer un tribut toujours renouvelé à l’épopée – et aussi de rire : non du rire par lequel on se moque, mais de celui qui accompagne la découverte et le jeu. Oui, il existait, le mot unique pour le coin de clarté dans un ciel nuageux, les folles allées et venues des bovins quand le taon les pique par temps de canicule, le feu qui soudain jaillit du poêle, le jus des poires cuites, la tache sur le front d’un taureau, l’homme qui essaie de se dégager de la neige à quatre pattes, la femme qui met ses robes d’été, le clapotis du liquide dans un seau à moitié vide, le ruissellement de la semence quittant la capsule du fruit, le ricochet du galet à la surface de l’étang, les langues de glace sur l’arbre hivernal, l’endroit trop cru de la pomme de terre bouillie et la flaque sur un sol argileux. Oui, c’était cela, le mot !

Peter Handke, Le recommencement, Gallimard, p. 162.

Cécile Carret, 21 sept. 2013
stewart

À peine levé, le soleil a replongé dans la poix. Soleil noir de la putréfaction : il réapparaît quelques instants plus tard, la partie basse de son disque maculée d’un goudron dont il se dégage avec peine et ne retrouve de sa superbe qu’au moment où l’avion dégringole vers Roissy. On s’agite, on s’habille, on se lève. Le culte est fini, on va regagner la terre. À la sortie, le stewart, en habit bleu chamarré d’or, donnera à chacun sa bénédiction.

Jean Clair, Lait noir de l’aube, Gallimard, p. 148.

Guillaume Colnot, 25 sept. 2013
vieillissement

Le vieillissement des oncles, leur lent au-revoir.

Ce lent effacement des visages glorieux, cette longue distillation du changement dans les traits.

Emmanuelle Guattari, Ciels de Loire, Mercure de France, p. 109.

Cécile Carret, 25 sept. 2013

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