Pour la plupart, nous apprécions l’amour de nos semblables, au titre de reconnaissance nécessaire ou de divine surprise. Nous avons été élevés pour ça, d’une façon ou d’une autre, selon la voie du manque ou celle du trop-plein, peu importe, au bout du compte nous aimons être aimés, et nous aimons aimer, à tort et à travers et à nos dépens, mais enfin avec entêtement, avec récidive et avec préméditation. L’amour nous plaît, son bruit de chaînes et ses fruits de saison. Et tant mieux. Rien n’est plus désolant que de détester l’amour.
Marie Desplechin, Sans moi, L’Olivier, p. 10.
Seul ce Je rend possible la déclinaison du monde : car Tu, Il, Elle, Nous, Vous, Ils et Elles déclinent autant de modalités de l’altérité. L’autre intime, tutoyé, proche ; le tiers plus lointain ; l’ensemble des Je associés dans un projet commun ; le tiers intime ; les lointains assemblés. Une relation avec l’autre est impossible à construire si la saine relation entre soi et soi qui construit le Je, n’existe pas. Une identité défaillante, ou absente à elle-même, interdit l’éthique. Seule la force d’un Je autorise le déploiement d’une morale.
Tout Je qui n’est pas voulu, travaillé, par une puissance, taillé par une énergie, se constitue par défaut avec tous les déterminismes qui prennent la place.
Michel Onfray, La puissance d’exister, Grasset, p. 102.
Déjeuné de tomates, de sardines, de vaches qui rit, de raisin sur les hauteurs d’un pré. Des maçons arsouilles allongés à côté d’une villa qu’ils bâtissaient ont appelé des étudiantes qui partaient en promenade à une heure de l’après-midi. Les maçons ont échoué, le chant tenace d’un oiseau invisible a buté l’hymen des jeunes filles qui s’éloignaient en se donnant la main.
Violette Leduc, Trésors à prendre, Gallimard, p. 138.
Les femmes de Namur m’aidèrent à monter dans le fourgon, me recommandèrent au conducteur et me forcèrent d’accepter une couverture de laine. Je m’aperçus qu’elles me traitaient avec une sorte de respect et de déférence : il y a dans la nature du Français quelque chose de supérieur et de délicat que les autres peuples reconnaissent. Les gens du prince de Ligne me déposèrent encore sur le chemin à l’entrée de Bruxelles et refusèrent mon dernier écu.
François-René, vicomte de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe (1), Le livre de poche, p. 358.
Je ne mépriserai jamais ce temps-là, ni ne m’associerai à ceux qui en rient. Avec beaucoup de choses graves ou sensibles que nous apprîmes ensuite à connaître, nous ignorions, alors, la peur, la jalousie, la lâcheté. […] Nous étions extrêmement audacieux et tendres. Cela suffit bien à ce que nous n’insultions pas notre jeunesse.
Puis, il fallut en finir. L’inertie du monde l’emportait, notre force juvénile déjà contre elle s’épuisait. […] Il se peut que nous ayons pleuré. Plus tard, il élut la littérature, moi la navigation. Il nous semblait, je suppose, à l’un comme à l’autre, que ces activités périphériques et hasardeuses ne trahissaient pas la vaste rêverie qui nous avait tenus si longtemps occupés. Nous avions raison. C’étaient de mauvais choix, des métiers sans avenir. On ne s’en relèverait pas.
Olivier Rolin, Port-Soudan, Seuil, p. 12.
Des bonnes heures, des joies, nulle trace, en revanche. Elles se sont évanouies avec l’instant qu’elles ont duré. La mémoire est celle des revers et des traverses, des plaies, des larmes, des épreuves où l’on a failli être détruit, se perdre sans retour. Si je dure encore, quel chaudron de sorcière finira par devenir ma cervelle, quelle peine j’aurai à subir le sabbat des démons qui m’escortent et auxquels vont se joindre ceux de demain !
Pierre Bergounioux, « mercredi 10 février 1988 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 669.
L’été n’avait pas volé sa rime avec éternité, quand j’avais cinq ans, dix ans, quinze ans encore. Aujourd’hui c’est avec rapidité, fragilité, rapacité, férocité qu’il consonne de plus en plus étroitement. Nous n’aurons pas vu les îles grecques, nous n’aurons pas vu les Hébrides, nous n’aurons pas contemplé les plus tardifs couchers de soleil de l’année face aux Summer Isles ; nous n’aurons pas fait le tour de la Baltique comme nous nous sommes un moment amusés à en caresser le projet. Nous ne dînerons pas sur les tables sans nappe et de bois sombre de quelque White Hart ou Devonshire Arms, au profond de la campagne anglaise. Nous n’aurons pas d’entretiens avec des canards auprès de petits étangs bordés d’ajoncs en tentant de nous approcher de Hardwick Hall après l’heure de la fermeture. Notre été ne sera pas triste, notre été ne sera pas laid, notre été ne sera pas malheureux, mais je crains qu’il ne soit fini avant d’avoir commencé, et que nous ne le trouvions peu de chose, si nous n’y prenons pas garde.
Ce matin la pluie était délicieuse, à travers les fenêtres ouvertes.
Renaud Camus, « lundi 1er août 2005 », Le royaume de Sobrarbe. Journal 2005, Fayard, p. 405.
Je me suis réveillée en sursaut. La lune tremblait à travers le grillage qui obture la fenêtre, elle était ronde et petite, d’un ivoire sordide, elle avait la fièvre, elle ne cessait de frissonner bizarrement. C’est aussi que j’ai une maladie qui affecte ma vision nocturne. J’ouvre les yeux, et, dans les images que je reçois, les taches lumineuses dérivent ou s’agitent. Aucun bruit humain ne rôdait ailleurs dans le bâtiment, ma respiration n’avait pas de compagne.
Antoine Volodine, Des anges mineurs, Seuil, p. 198.
Clément était si bien. Quelle vie ! Quelle journée ! Quel beau temps ! La journée de plus en plus belle. Il était si bien. Il n’était pas hanté par l’expression.
Dominique de Roux, La jeune fille au ballon rouge, Le Rocher, p. 165.
À l’aube, des disputailleries de corvidés sur une grue voisine, nettement audibles dans le demi-sommeil. À ces cris qui semblaient parfois excédés d’en être réduits à l’inarticulé, sont venus se superposer des lambeaux de rêves qui, pour tâcher de leur donner un sens, proposaient d’y voir quelque chose comme la naissance d’un langage — voire du langage lui-même. Le réveil a remis les choses en place en démontant brutalement l’ingénieux petit échafaudage mental. « Les spirites ne travaillent pas au soleil » (P. Valéry).
Gilles Ortlieb, « Vraquier », « Théodore Balmoral » n° 68, printemps-été 2012, p. 98.
ces choses anciennes dont on ne parle plus
quelques-unes d’hier et d’autres
jetées dans les égouts avec les vieux mégots
— vécu jeté aux quatre vents
nous avançons ensemble, il fait hiver, il gèle
ensemble il nous faudra engendrer l’avenir
ensemble nous tendons la main, la Seine coule
que sommes-nous ? le vent m’emporte
n’êtes-vous que des fables comme tout ce qui a
été, oh ! choses à peine croyables, et pourtant
un temps viendra où moi je ne serai
qu’une fable une sorte absurde de secret
mythique, existence qui exista, où donc ?
en quel siècle ? la Seine coulait en ce pays
elle charriait encore des cadavres, des dieux
et quelques vieilles, vieilles superstitions étranges
Benjamin Fondane, « Au temps du poème », Le mal des fantômes, Verdier, p. 259.
À ce trait et à bien d’autres encore, nous reconnûmes que le Père Lampros évitait la controverse ; et son silence agissait plus puissamment que la parole. Dans la science également où il comptait au nombre des maîtres, il évitait de prendre part aux luttes des écoles. Son principe était que toute théorie représente une contribution à l’universelle genèse, l’esprit de l’homme en chacun de ses âges concevant à neuf la création, et que chaque interprétation recèle autant de vérité vivante, et pas d’avantage, que la feuille qui se déploie pour bientôt périr. C’est pour cette raison qu’il s’était nommé Phullobius « feuilles parmi les feuilles » montrant cet étonnant mélange de modestie et de fierté qui lui était propre.
Ernst Jünger, Sur les falaises de marbre, Gallimard, p. 79.
Par ce brouillard je dois te parler. Toutes les Buttes-Chaumont meurent, toutes les rues avoisinantes, les escaliers, les impasses… Ô ténèbre, ô maisons ! ce qui fut notre sang.
Dans mes songes tu es victime.
Le chevreuil était tombé à genoux. Il tremblait excessivement. À la racine de son cœur la flèche écarlate buvait. Je criai : pardon, pardon ! Je prononçai en sanglotant le nom si doux de l’animal. Il tourna vers moi ses gros yeux, où je crus lire plus de pitié pour mes remords que d’horreur pour sa propre torture. Il mourut. Quel silence !
Gilbert Lely, « Ma civilisation », Poésies complètes (1), Mercure de France, p. 43.