absurdes

Armande avait beaucoup de traits de caractères fâcheux, pas si rares à vrai dire, qu’il acceptait en bloc comme les clés absurdes d’une ingénieuse devinette.

Vladimir Nabokov, La transparence des choses, Fayard, pp. 98-99.

David Farreny, 20 mars 2002
principe

La tâche serait moins âpre si je savais glisser d’une chose à l’autre, procéder par petites touches, donner dans l’élégant et le léger. Mais ma triste nature me pousse à sonder, à extraire la raison dernière. Besoin d’une cohérence rigoureuse, raide, presque maniaque et cette nécessité d’enchaîner, de rapporter chaque fait aux autres et le tout au principe, fait du travail de plume ce labeur plein de complications et de lenteur, d’ahan.

Pierre Bergounioux, « dimanche 25 juin 1995 », Carnet de notes (1991-2000), Verdier, p. 575.

David Farreny, 12 déc. 2007
inédite

On y reviendra à cette évidence toujours à redire, et en particulier à propos du scandale, pierre d’achoppement de la déroute, car il se joue là un phénomène étrange, touchant au mystère même d’écrire, qui est qu’une métaphore n’atteint sa toute-puissance que lorsqu’elle est concrètement inédite, entraînant dans un même mouvement l’écrivain et son lecteur sur les terra incognita de cet univers infini qu’est la langue. Serait-elle neuve à l’oreille du lecteur, une métaphore préexistant à l’écriture d’un texte ne sera jamais qu’une métaphore tirée à blanc ; ce n’est pas seulement la lecture qui en est faite qui lui donne sa puissance de déflagration dans la langue, cela se joue en amont, à l’instant du surgissement dans l’écriture, comme s’il fallait qu’il y ait eu déflagration éprouvée par l’auteur au moment de l’écriture pour que le lecteur la ressente à son tour. Qu’il en soit ou non le créateur, un écrivain répétant une métaphore, quand bien même celle-ci serait inconnue du lecteur, provoquera peut-être de l’intérêt, de l’adhésion, du plaisir (celui-là même que l’auteur a pris à la répéter), mais pas ces étincelles mystérieuses qui jaillissent entre auteur et lecteur du plus obscur de la forge individuelle où se travaille la langue de tous.

Bertrand Leclair, Théorie de la déroute, Verticales, p. 20.

Cécile Carret, 26 août 2009
proclivités

Quand ça me prend de circuler au creux des vagues

de gens chargés d’une journée de travail nul

et que je scrute chaque face pour trouver

je ne sais quel message en ces regards d’adultes

alors comme tant d’obsédés qu’on voit toujours

s’arrêter dans la foule grise dans la foule

molle bouffer avidement des yeux l’objet

précis qu’une vie tordue leur présente inlas-

sablement aux proclivités de leur désir

comme eux je m’arrête moi aussi et je plante

mon esprit dans le corps des enfants insouciants

car seulement en eux je vois que ça peut être

tellement beau la condition humaine ou bien

que ce serait tellement frais si je pouvais

me saisir de ces vies pour les humer de près.

Mais le jour peu à peu se dilue dans la brume :

il ne me reste de la rue que le bitume.

William Cliff, « La rue », Marcher au charbon, Gallimard, p. 26.

David Farreny, 4 sept. 2009
inertie

Du temps passait. Le froid me rentrait dans le corps. Les hautes murailles resserrées accablaient. J’éprouvais la contrariété qu’il y a à rester au contact d’une colère, serait-elle celle de l’eau, des fourrés. Je reconnaissais, intact, inentamé le déplaisir que j’avais fui, les yeux ouverts, dans la nuit. Il ne m’est pas venu à l’esprit, n’ayant pas eu le temps, qu’on ne vient pas à bout en l’espace d’un moment de l’ombre accumulée depuis le fond des âges, qu’il faut du temps. C’est comme de tailler à coups de pic la corniche aventurée à flanc de gorge, de percer le tunnel à travers le banc rocheux. Une chose est de vouloir se frayer un passage, autre chose d’attaquer la paroi, de réduire pied à pied l’épaisseur, la résistance du rocher. C’est la même écrasante inertie, la même noirceur que les mêmes choses nous opposent sous les deux espèces où elles sont, pour nous, en tant que telles et puis hors d’elles-mêmes, fort au-delà de leur strict contour, à l’intérieur de nos pensées et jusque dans nos cœurs.

Pierre Bergounioux, Le premier mot, Gallimard, p. 76.

Élisabeth Mazeron, 25 mai 2010
profiteroles

Puis il se tut, et le silence se prolongea longtemps, Jed finit par perdre légèrement conscience. Il eut la vision de prairies immenses, dont l’herbe était agitée par un vent léger, la lumière était celle d’un éternel printemps. Il se réveilla d’un seul coup, son père continuait à dodeliner de la tête et à marmonner, poursuivant un débat intérieur pénible. Jed hésita, il avait prévu un dessert : il y avait des profiteroles au chocolat dans le réfrigérateur. Devait-il les sortir ? Devait-il, au contraire, attendre d’en savoir davantage sur le suicide de sa mère ? Il n’avait de sa mère, au fond, presque aucun souvenir. C’était surtout important pour son père, probablement. Il décida quand même d’attendre un peu, pour les profiteroles.

« Je n’ai connu aucune autre femme… » dit son père d’une voix atone. « Aucune autre, absolument. Je n’en ai même pas éprouvé le désir. » Puis il recommença à marmonner et à hocher de la tête. Jed décida, finalement, de sortir les profiteroles. Son père les considéra avec stupéfaction, comme un objet entièrement nouveau, à quoi rien, dans sa vie antérieure, ne l’aurait préparé. Il en prit une, la fit tourner entre ses doigts, la considérant avec autant d’intérêt qu’il l’aurait fait d’une crotte de chien ; mais il la mit, finalement, dans sa bouche.

S’ensuivirent deux à trois minutes de frénésie muette, où ils attrapaient les profiteroles une par une, rageusement, sans un mot, dans le carton décoré fourni par le pâtissier, et les ingéraient aussitôt.

Michel Houellebecq, La carte et le territoire, Flammarion, pp. 215-216.

David Farreny, 12 sept. 2010
birbes

Mes exacts contemporains me font l’effet de birbes décatis, j’observe leurs visages détruits en protégeant le mien d’une éventuelle contamination sous un masque fripé que je ne retire plus et dont les plis de plus en plus marqués me prouvent que j’ai raison de prendre ces précautions : voici donc comment se flétriraient mes joues fraîches si je les exposais à ces atmosphères et contacts délétères.

Mes sourcils sont restés noirs et bien plantés. Je m’en coiffe. Raie au milieu. Ma tête d’enfant.

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 79.

Cécile Carret, 16 fév. 2014
covalentes

Drôle de destin, que d’être fait d’atomes s’enchaînant les uns aux autres par des liaisons covalentes ! On est comme qui dirait un « composé organique ». Comme tel, on n’a pas d’avenir. On se sent, tel le dronte, promis à l’extinction. Il aurait mieux valu être une pierre dure rotacée, on n’aurait pas eu tous ces soucis.

Olivier Pivert, « Nostalgie de l'inorganique », Encyclopédie du Rien. 🔗

David Farreny, 4 mai 2024

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