Allez la bagnole est en raque. On lui ouvre le ventre
et toute la famille est plongée en contemplation
devant le mystère gras et noir des organes en panne
William Cliff, Marcher au charbon, Gallimard, p. 69.
À l’endroit de Pina Bausch j’avais les plus acerbes préjugés, et dans l’ensemble ils n’ont pas été déçus. Ô justesse de l’idée préconçue — en général, s’entend, et pour peu qu’on n’ait pas de trop mauvaises antennes !
Renaud Camus, « jeudi 13 juin 1996 », Les nuits de l’âme. Journal 1996, Fayard, p. 128.
Horrible est cette aisance qui nous prend en présence de ceux qui nous aiment, et que l’on sait qu’on n’aimera pas (enfin : pas comme ils le souhaiteraient). Comme nous sommes drôles ! Comme nous sommes brillants ! Comme nous sommes imprévisibles et irrésistibles ! Comme nous sommes libres ! Et comme la moindre de nos paroles et le plus quelconque de nos gestes les enfoncent plus profond dans leur amour de nous, et resserrent les liens de leur captivité !
Renaud Camus, « lundi 6 octobre 1997 », Derniers jours. Journal 1997, Fayard, p. 299.
Faut-il en conclure que l’écriture m’est devenue nécessaire ? L’expression de cette pensée m’est pénible : je trouve cela kitsch, convenu, vulgaire ; mais la réalité l’est encore bien davantage. Il doit pourtant y avoir eu des moments, me dis-je, où la vie me suffisait ; la vie, pleine et entière. La vie, normalement, devrait suffire aux vivants. Je ne sais pas ce qui s’est passé, sans doute une déception quelconque, j’ai oublié ; mais je ne trouve pas normal qu’on ait besoin d’écrire. Ni même qu’on ait besoin de lire. Et pourtant.
Michel Houellebecq, « Ciel, terre, soleil », Lanzarote, Flammarion, p. 93.
Le jardin s’agite, mais pas l’œil.
Antoine Émaz, Lichen, encore, Rehauts, p. 50.
Tu restes toujours là à portée de ma main sur ton visage — qui avance à la rencontre de mon regard, de ma peau du souffle, attente de cette rencontre-là, tangage et coups rapides dans mon sang. Isolement dans l’espace de mon visage, qui me précède vers toi. Dans l’air suspension — visage qui s’approche, possible là sans limite. Tout l’obscur remonte à tes lèvres, vient affleurer au bord des dents, marées montantes qui me soulèvent entre des masses glissantes. Impuissance, ou mollesse, ou dureté trop grande pour évacuer tes éclosions profondes. Durée infinie dans cette approche avant de t’inscrire dans mon visage. Jamais plus cette densité-là, plus tard, ce contenu immense de brouillard. Confusion tragique perdue.
Danielle Collobert, « Dire I », Œuvres (1), P.O.L., p. 189.
J’avais déjà trouvé en moi la force de fixer froidement le malheur, d’étouffer mes émotions, je commençais alors à comprendre la beauté qu’il y a à détruire.
Bohumil Hrabal, Une trop bruyante solitude, Robert Laffont, p. 21.
À ce goût immodéré des spéculations sur l’origine, je reconnais d’ailleurs que je ne suis pas un vrai romancier, plus intéressé celui-ci par la fiction de l’avenir, par l’imbroglio des péripéties conçues pour être dénouées ; le roman, tendu vers la fin, obéissant au principe de réalité funeste qui ordonne déjà nos existences.
Je préfère creuser en amont, remonter vers la source, le risque est moindre d’y rencontrer la mort. Des éclosions, au contraire, des épiphanies, des naissances. L’espoir même ne serait-il pas plutôt de côté-là du temps ? Tous ces petits œufs qui se fendillent !
Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 64.
Lorsqu’il se servait de sa raison, on eût dit un droitier contraint d’utiliser sa main gauche.
Georg Christoph Lichtenberg, Le miroir de l’âme, Corti, p. 129.
Gêné, dans ma lecture, par deux bonnes femmes, l’une, volumineuse, blondasse, dont j’apprendrai incidemment qu’elle est vendeuse au Printemps, l’autre, la soixantaine sèche, imperceptiblement dérangée. Elles évoquent à très haute et intelligible voix leurs recettes de santé, tremper ses ongles dans l’huile d’olive, manger du chocolat, je ne sais quoi encore. Vaguement attristé de l’étroitesse, de la tristesse de leur vie et, en même temps, stupéfait de la perfection de la communication, entre elles, de l’identité profonde des présupposés, des vues, des soins, des buts. Elles ne se connaissaient pas — elles le diront — mais habitent, chacune de son côté, le même univers, si bien que la totalité des propositions qu’elles énoncent se rencontrent, coïncident miraculeusement.
Pierre Bergounioux, « vendredi 11 janvier 2002 », Carnet de notes (2001-2010), Verdier, p. 185.
Tu croyais qu’en vieillissant tu serais moins malheureux, parce que tu aurais, alors, des raisons d’être triste. Jeune encore, ton désarroi était inconsolable parce que tu le jugeais infondé.
Ton suicide fut d’une beauté scandaleuse.
Édouard Levé, Suicide, P.O.L..