nés-fatigués

Ma vie : Traîner un landau sous l’eau. Les nés-fatigués me comprendront.

Henri Michaux, « Face aux verrous », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 455.

David Farreny, 22 juin 2002
mécanique

J’ajoute que cette passion ne s’appliquait pas à la haute montagne ; celle-ci m’avait déçu par le caractère ambigu des joies pourtant indiscutables qu’elle apporte : intensément physique et même organique, quand on considère l’effort à accomplir ; mais cependant formel et presque abstrait dans la mesure où l’attention captivée par des tâches trop savantes se laisse, en pleine nature, enfermer dans des préoccupations qui relèvent de la mécanique et de la géométrie. J’aimais cette montagne dite « à vaches » ; et surtout, la zone comprise entre 1400 et 2200 mètres : trop moyenne encore pour appauvrir le paysage ainsi qu’elle fait plus haut, l’altitude y semble provoquer la nature à une vie plus heurtée et plus ardente, en même temps qu’elle décourage les cultures.

Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Plon, p. 405.

David Farreny, 29 nov. 2003
refus

Une ville, ce n’est pas seulement une forme, c’est aussi — surtout si elle occupe une éminence — la composition d’un volume. Comment dix siècles ont-ils pu avoir le génie des volumes, sans y penser, et le nôtre le secret de les gâcher tous, dès qu’il bouge le petit doigt ? Gendarmerie, institution spécialisée, lotissement, villas blanches : toutes choses éminemment utiles, loin de nous de prétendre le contraire, et même indispensables, suppose-t-on. Ceux qui détruisent les paysages avec leurs hangars de tôle ondulée, leurs camps de concentration pour les canards ou leurs dépôts Intermarché, ont toujours le même argument : pas moyen de faire autrement. Et en effet, il n’y a pas moyen. La poésie est seule, ou disons la littérature, par décence — et c’est encore un bien grand mot ; l’âme, ou disons la liberté ; le paraître, ou disons la dignité, l’imposition de la forme, ou son maintien, le grand refus, en somme, le grand non, l’angélique et luciférien non serviam — seule, seuls, donc, seuls contre tous, à se buter, absurdement, dans le déni de la contingence. Ils sont ce qui trouve le moyen, quand il n’y a pas de moyen ; ce qui se dérobe obstinément aux lois de la statistique ; le reste irréductible, dans les opérations comptables du réel.

Renaud Camus, Le département de la Lozère, P.O.L., p. 134.

Guillaume Colnot, 8 mars 2004
verre

J’ouvre ici un chemin de verre brisé.

Richard Millet, Le goût des femmes laides, Gallimard, p. 107.

David Farreny, 24 fév. 2006
petit

D’un côté l’écrivain donne son âme, son cœur, son art, sa peine, sa souffrance, mais de l’autre le lecteur n’en veut pas, ou s’il veut bien, ce sera machinalement, en passant, jusqu’au prochain coup de téléphone. Les petites réalités de la vie nous détruisent. Vous êtes dans la situation d’un homme qui a provoqué un dragon mais qui tremble devant un petit chien d’appartement.

Witold Gombrowicz, Ferdydurke, Gallimard, p. 106.

Cécile Carret, 13 mai 2007
interstitiel

Je suis en train d’étendre la lessive, derrière la maison, qui jouxte un bois communal, en fin d’après-midi. Il se produit un froissement et l’épais roncier, tout près, s’ouvre sur une énorme bête noire – le mot est venu tout seul, tout bas – qui s’immobilise à dix pas de moi, une chemise mouillée à la main, la pince à linge dans l’autre. L’animal me jette un regard, marque un temps d’arrêt, puis me jugeant inoffensif, négligeable, se met à trottiner sur les petits sabots qui lui font une démarche de ballerine mais qui, au lieu d’un corps élancé, nimbé de taffetas blanc, serait encombrée d’une lourde carcasse en forme de coin, hérissée de longs poils rêches et pourvue, avec ça, d’une paire de fortes défenses jouant sur les grès. J’ai pensé que mon visiteur allait s’évanouir aussi soudainement qu’il avait surgi, que le temps interstitiel, latéral ou rêvé qui nous remet en présence des bêtes, était déjà écoulé. Pas du tout. Il faisait des pointes autour du fourré, reprenait sa danse et j’ai fait la même constatation qu’avec le chevreuil que j’avais tenu, lui, en joue, avant de le laisser aller. La même créature d’un noir intense, comme encrée ou taillée dans de la nuit, adoptait, l’instant d’après, la teinte terne du sous-bois. Le quintal de muscles, au bas mot, qu’elle pesait, s’était évanoui. Puis l’œil, qui projetait un peu au hasard sa forme sauvage, devant lui, la voyait se remplir un peu plus loin, affairée, comique, obstinée. L’animal a tourné un quart d’heure sous mon nez. J’ai pensé qu’il allait se bauger dans les ronces, qu’on passerait la nuit à quelques pas l’un de l’autre, en paix. Mais quelque chose ne lui convenait pas. Il a grogné puis, sans hâte, s’est perdu dans le sous-bois. Voilà.

Pierre Bergounioux, Chasseur à la manque, Gallimard, p. 46.

Cécile Carret, 14 avr. 2010
dans

Attends, a-t-il dit, il faut que je te montre la maison, et, même si je n’avais pas très envie d’une visite guidée, je me suis senti bien dans sa phrase.

Christian Oster, Rouler, L’Olivier, p. 101.

Cécile Carret, 30 sept. 2011
reste

Pas d’angoisse du temps dans la cloche de Saint-Joseph : elle sonne ses heures lentement, dignement, mécaniquement, comme elle l’a toujours fait depuis qu’elle est cloche dans cet Anjou qui ne les a pas fait taire, même la nuit. Reste rural d’un temps où tout le monde n’avait pas de montre ? Reste baudelairien, en tout cas, sur le plan sonore, alors que la ville a changé « plus vite que le cœur d’un mortel ».

Antoine Émaz, Cuisine, publie.net, p. 129.

Cécile Carret, 2 fév. 2012
île

ÎLE est un pronom personnel transgenre. Pour le ou la naufragé(e), la solitude sera moins cruelle.

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 57.

Cécile Carret, 4 fév. 2014
neuf

C’est que le désir de reconnaissance de l’écrivain passe paradoxalement par l’escamotage de sa personne. Il entend disparaître d’abord, se défaire de tout ce dont il a hérité, de tout ce qui n’est pas lui – ou plutôt : de tout ce qui n’est pas de lui –, il nourrit l’ambition de se refaire à neuf, de tout recommencer sur la page : en tisonnant ce papier sur ses cendres, de brûler d’un feu nouveau.

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 76.

Cécile Carret, 11 fév. 2014
rapiécer

Ce ne serait pas la première fois que j’observe combien le souvenir qui s’éloigne devient perméable à une fiction littéraire, quand elle est restée à l’esprit présente et forte, au point d’accepter, si cette fiction s’adapte par hasard à un espace usé de la mémoire qui montre la corde, de se laisser rapiécer par elle sans façons.

Julien Gracq, Lettrines (II), José Corti, p. 8.

David Farreny, 18 oct. 2014
idée

C’est bien la première fois qu’en rêve je copule avec un homme ; très désagréable, d’autant que celui-ci puait le tabac ; il avait une gueule virile, mal rasée, mais une poitrine naissante de jeune fille à laquelle je tentais vainement de me raccrocher, — j’avais du mal à tenir une érection dans ces conditions. Tout cela donne une idée du chaos psychique dans lequel on nage.

Jean-Pierre Georges, « Jamais mieux (3) », «  Théodore Balmoral  » n° 71, printemps-été 2013, p. 118.

David Farreny, 3 mars 2015

mot(s) :

auteur :

rechercher 🔍fermer