remplacer

Que je le dise enfin […] : n’importe quel caillou, par exemple celui-ci, que j’ai ramassé l’autre jour dans le lit de l’oued Chiffa, me semble pouvoir donner lieu à des déclarations inédites du plus haut intérêt. Et quand je dis celui-ci et du plus haut intérêt, eh bien voici : ce galet, puisque je le conçois comme objet unique, me fait éprouver un sentiment particulier, ou peut-être plutôt un complexe de sentiments particuliers. Il s’agit d’abord de m’en rendre compte. […] Il ne s’agit pas tellement d’en tout dire : ce serait impossible. Mais rien que de convenable à lui seul, rien que de juste. Et à la limite : il ne s’agit que d’en dire une seule chose juste. Cela suffit bien.

Me voici donc avec mon galet, qui m’intrigue, fait jouer en moi des ressorts inconnus. Avec mon galet que je respecte. Avec mon galet que je veux remplacer par une formule logique (verbale) adéquate.

Francis Ponge, « My creative method », Méthodes, Gallimard, p. 23.

David Farreny, 23 mars 2002
insaisissables

Les imbéciles font de bien plus redoutables adversaires, dans une discussion, que les gens intelligents, car n’exerçant aucun contrôle sur leurs propres arguments, ils sont insaisissables.

Renaud Camus, Buena Vista Park, Hachette/P.O.L., p. 67.

David Farreny, 14 avr. 2002
voit

Si l’on suppose une affinité entre les lieux et les gens, il était prévisible que François Bon passerait un jour par Syam. C’est dans les pages qu’il a écrites à cette occasion que se dégage la vérité approchée, double, sentie et significative d’un travail qui demandait, pour être dit, établi dans sa totalité, un être divisé, touchant par une part de son expérience et de son ascendance au monde industriel et, par l’autre, à l’ordre des symboles. Lorsqu’on vient après lui, on voit le pas complexe que dessinent, sur le pavement de fonte, les chaussures mouillées des ouvriers, certain mouvement de tout le corps qui accompagne l’insertion du lopin entre les cylindres, les entretoises en bois, serrées par des tendeurs de bicyclette, sur l’arbre de transmission, la barre de métal — bête vaincue traînée à main d’homme sur le vieux sol — juste avant la passe de finition.

Pierre Bergounioux, Les forges de Syam, Verdier, p. 64.

Élisabeth Mazeron, 3 fév. 2008
immobile

On dirait bien là des occupations de vieux, de retraité. Or, jamais je n’ai eu conscience comme maintenant de ma jeunesse ; je suis intact. Plus je reste immobile, plus je retranche d’actions dans mes journées, mieux je sens ma force et ma liberté. Je dois vraiment être un employé modèle, car le strict accomplissement de la tâche fait partie des moyens par lesquels je m’assure la sérénité.

Henri Thomas, Le précepteur, Gallimard, p. 127.

David Farreny, 4 mars 2008
tribunal

Mais j’ai peu de preuves à présenter au tribunal qui siège en moi et me somme, le soir, d’expliquer, si je peux, ce que j’ai fait de ma journée.

Pierre Bergounioux, « mercredi 31 août 1983 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 241.

Élisabeth Mazeron, 28 sept. 2008
exquis

La résistance du bois n’est pas la même selon l’endroit où l’on enfonce le clou : le bois n’est pas isotrope. Moi non plus ; j’ai mes «  points exquis  ». La carte de ces points, moi seul la connais, et c’est d’après elle que je me guide, évitant, recherchant ceci ou cela, selon des conduites extérieurement énigmatiques ; j’aimerais qu’on distribuât préventivement cette carte d’acupuncture morale à mes nouvelles connaissances (qui, au reste, pourraient l’utiliser aussi pour me faire souffrir davantage).

Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Seuil, p. 111.

Élisabeth Mazeron, 10 déc. 2009
narration

Je disais, par exemple : Cette nuit, j’ai de nouveau rêvé que je me promenais rue du Kanal en compagnie de Dora Fennimore. Et, après une ou deux secondes de silence, j’ajoutai : Dora Fennimore avait une robe ravissante. Et, comme quelqu’un me demandait des précisions vestimentaires, je disais : Une longue robe chinoise, fendue, bleu profond, avec des revers shocking rose. Puis je laissais les exclamations admiratives se tarir, et ensuite je disais : Il régnait dans la rue du Kanal la même ambiance que sur le décor que je vois en ce moment entre les planches. Et, comme il fallait poursuivre, comme on m’invitait à aller de l’avant dans ma narration, je disais : C’est-à-dire que l’on ne savait pas si l’atmosphère était féérique ou extrêmement sinistre. Puis : Par exemple, au-dessus de nos têtes planaient des oiseaux et des papillons immenses, mieux adaptés que nous aux nouvelles conditions sociales et climatiques. Et, comme une voix derrière moi me demandait quel aspect, plus précisément, avaient ces bêtes, je disais : Ailées, d’un gris bouleversant, taillées dans des matières organiques veloutées, avec des yeux richement noirs qui observaient l’intérieur de nos rêves. Et, après une pause, j’ajoutai : Dora Fennimore et moi, nous nous promenions sous leurs ailes sans nous préoccuper d’autre chose que de vivre.

Antoine Volodine, Des anges mineurs, Seuil, p. 206.

Cécile Carret, 3 oct. 2010
cœur

Ces livres m’ont envoyé ailleurs, dans le corps et la voix de qui je n’étais pas et, ce faisant qu’ils fomentaient mon évasion, ils m’ont déposé au cœur de moi-même, procédant à une invasion salutaire, m’allouant cette chose toute simple dont on ne peut aucunement faire l’économie : la reconnaissance ; petit miracle que Charles Juliet résume d’un sublime trait de simplicité : « Le rôle de l’écrivain est de prêter à autrui les mots dont il a besoin pour accéder à lui-même. » Ces livres me devinaient, ils m’écrivaient et me donnaient droit de cité tout en mettant au jour une part commune. Je m’aventurais dans l’étranger pour finalement tomber sur moi-même, m’offrant d’aller dans une complexité à laquelle la dictature du divertissement généralisé a définitivement tourné le dos.

Arnaud Cathrine, Nos vies romancées, Stock, p. 11.

Cécile Carret, 4 oct. 2011
architectonique

Aggravant le tourment et ne servant à rien, la pensée érigée en juge se tourmentait pour s’élever à travers les souffrances. Comme si, dans la maison qui va être définitivement la proie des flammes, le problème architectonique fondamental était posé pour la première fois.

Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, pp. 422-423.

David Farreny, 8 nov. 2012
mésaventure

Nos proches devraient prendre soin de mourir à un moment où nous ne traversons pas une période d’atonie. Sans quoi, quel effort pour s’intéresser à leur mésaventure !

Emil Cioran, « Écartèlement », Œuvres, Gallimard, p. 944.

David Farreny, 7 mars 2024
éteinte

Comme si le précieux secret enfoui dans l’obscur pouvait être autre chose qu’une lampe éteinte.

Éric Chevillard, « mardi 28 mars 2023 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 18 mars 2024
avance

« Toute grande passion débouche sur l’infini », écrit quelque part Michel Houellebecq. C’est ce que je ressens le plus souvent en écoutant Jean-Sébastien Bach. Il y a tant de passion (à tous les sens de ce terme) dans sa musique, mais c’est une passion délivrée de l’hystérie et de la vanité ! Le contrepoint, porté à cette hauteur, avec cette exigence, c’est une irrésistible avancée dans la connaissance. Chacune des voix de la fugue semble nous dire : avance, avance encore, avance toujours, et tu sauras. Les voix d’une fugue sont autant des voix qui parlent que des voix qui écoutent, qui écoutent jusqu’à l’infini. Les mains se meuvent à peine, il n’y a aucune de ces extravagances de la musique romantique, pas de virtuosité au sens d’acrobatie, de saut, de déplacement, les bras restent sagement près du corps, le son provient d’une corde à peine frappée, les notes durent exactement ce qu’il faut, le piano se fait chanteur, ou plutôt souffles, il énonce, pas à pas, note après note, et il s’efface autant qu’il peut devant la nécessité et la continuité du chant, il tient la « corde de récitation ». Ça crée de l’harmonie, des harmonies ? Elle est presque superfétatoire, elles sont presque de trop.

Jérôme Vallet, « À l'aube », Georges de la Fuly. 🔗

David Farreny, 19 mars 2024

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