appuyais

Ainsi, à l’insuffisante clarté d’une lampe d’un modèle ancien, découpant un grêle cône de lumière au sein d’une masse d’ombre de plus en plus compacte au fur et à mesure que l’heure tourne, ainsi m’appuyais-je la lecture de l’œuvre inachevée du général Bonnal : trois volumes in-quarto publiés à la veille de la Première Guerre mondiale et consacrés à La Vie militaire du maréchal Ney, duc d’Elchingen, prince de la Moskova.

Jean Rolin, La clôture, P.O.L., p. 14.

Guillaume Colnot, 13 avr. 2002
tourmenté

Lorsque j’avais six ou sept ans, j’étais constamment tourmenté par un certain genre de cauchemars récurrents dans lesquels une race d’entités monstrueuses (que j’avais surnommées « les Maigres Bêtes de la Nuit » — je suis incapable de me souvenir d’où j’avais bien pu tirer ce nom…) s’attaquaient systématiquement à mon ventre (mauvaise digestion ?) pour m’emporter sur des lieues d’air noir au-dessus d’horribles cités mortes. À chaque fois, elles m’amenaient dans un vide grisâtre au fond duquel j’apercevais les sommets en aiguilles d’énormes montagnes. Puis elles me laissaient tomber… et, alors que j’étais entraîné dans un plongeon digne d’Icare, je me réveillais dans un tel état de panique que la simple idée de me rendormir me remplissait de terreur. Les « Maigres Bêtes de la Nuit » étaient des choses noires, fines et caoutchouteuses, affublées de cornes, de queues barbelées, d’ailes de chauves-souris, et totalement dépouvues de visage. De toute évidence, ces visions étaient la conséquence embrouillé des dessins de Doré (en particulier ceux illustrant Le Paradis perdu) qui me fascinaient tant lorsque j’étais éveillé. Ces choses ne parlaient pas et la seule véritable torture qu’elles m’infligeaient était l’habitude qu’elles avaient de me chatouiller l’estomac (toujours cette histoire de digestion) avant de m’emporter et de plonger en piqué avec moi. J’avais le vague sentiment qu’elles vivaient dans de noirs terriers criblant le sommet d’une haute montagne située dans un endroit inconnu. Il me semblait qu’elles arrivaient toujours par groupe de vingt-cinq ou de cinquante et qu’elles se repassaient ma personne de l’une à l’autre. Nuit après nuit, je revivais la même horreur avec quelques rares variantes sans importance… mais jamais il ne m’arriva de percuter les pics hideux avant de me réveiller.

Howard Phillips Lovecraft, Correspondance.

Guillaume Colnot, 17 juil. 2002
ancienne

Tout cela s’est passé voici bien longtemps, mais ma tristesse est plus ancienne encore.

Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquillité (1), Christian Bourgois, p. 23.

David Farreny, 9 fév. 2003
infidèles

L’amour donnant un avant-goût de l’éternité, on est tenté de croire que l’amour véritable est éternel. Quand il ne durait pas, ce qui était toujours le cas pour moi, je n’échappais pas à un sentiment de culpabilité devant mon incapacité à éprouver des émotions vraies et durables. Seuls mes doutes l’emportaient sur la honte : quand c’était ma maîtresse qui mettait fin à notre liaison, je me demandais si elle m’avait jamais vraiment aimé. En quoi je ne diffère pas de mes contemporains sceptiques : comme nous ne nous reprochons plus de ne pas obéir à des préceptes éthiques absolus, nous nous flagellons avec les verges de la perspicacité psychologique. S’agissant de l’amour, nous écartons la distinction entre moral et immoral au profit de la distinction entre « véritable » et « superficiel ». Nous comprenons trop bien pour condamner nos actes ; désormais, ce sont nos intentions que nous condamnons. Nous étant libérés d’un certain code de conduite, nous suivons un code d’intentions pour parvenir aux sentiments de honte et d’angoisse que nos aînés éprouvaient par des moyens moins élaborés. Nous avons rejeté leur morale religieuse parce qu’elle opposait l’homme à ses instincts, qu’elle l’écrasait de culpabilité pour des péchés qui étaient en fait des mécanismes naturels. Pourtant, nous continuons à expier la création : nous nous considérons comme des ratés, plutôt que d’abjurer notre foi en une perfection possible. Nous nous accrochons à l’espoir de l’amour éternel en niant sa validité éphémère. C’est moins douloureux de se dire « je suis superficiel », « elle est égocentrique », « nous n’arrivons pas à communiquer », « c’était purement physique », que d’accepter le simple fait que l’amour est une sensation passagère, pour des raisons qui échappent à notre contrôle et à notre personnalité. Mais ce ne sont pas nos propres rationalisations qui pourront nous rassurer. Il n’est pas d’argument qui puisse combler le vide d’un sentiment défunt — celui-ci nous rappelant le vide ultime, notre inconstance dernière. Nous sommes infidèles à la vie elle-même.

Stephen Vizinczey, Éloge des femmes mûres, Le Rocher, p. 205.

Élisabeth Mazeron, 3 fév. 2007
âge

Dix ans plus tard, Gregor est en train de mettre ses chaussettes avant d’aller chercher ses souliers sous le lit. Lentement, il les enfile avec cet air sérieux qu’ont parfois les hommes de son âge affairés à des activités pareilles, une expression grave de vieil enfant solitaire, appliqué, minutieux, coupé du monde et concentré sur sa tâche.

Jean Echenoz, Des éclairs, Minuit, p. 162.

Cécile Carret, 17 oct. 2010
hasard

À partir de Guttannen, le chemin est de plus en plus sauvage, désert et uniforme. Des deux côtés, ce ne sont que pierres nues et tristes. De temps à autre on aperçoit des sommets couverts de neige. Le sol plus égal forme parfois une vallée étroite et est encombré d’énormes blocs de granit. L’Aar présente quelques grandioses chutes d’eau qui s’effondrent avec une force effrayante. Au-dessus d’une de ces chutes, on a tendu un pont impressionnant où l’on est aspergé de gouttelettes. On voit ici de tout près la course puissante des flots jetés sur les rochers ; ceux-ci ressortent et on ne comprend pas comment ils peuvent résister à cette rage. Nulle part ne nous est offert un concept si pur de la nécessité naturelle qu’à la vue de cette course des flots jetés sur les rochers ; course éternellement continue et en l’absence continuelle de toute fin. Mais on voit que les côtés des rochers se sont arrondis peu à peu. On s’aperçoit également que la végétation souffre de plus en plus de la malédiction d’une nature dénuée de chaleur et de force. On ne rencontre plus de sapins, rien que des broussailles rabougries, des pins, des mousses, une misérable herbe, ou même pas, quelques mélèzes ou des cyprès. Des gentianes poussent en abondance à un endroit. Une famille cueille leurs racines et les brûle pour en faire de l’eau de gentiane. Cette famille vit ici l’été, à l’écart le plus complet des hommes ; elle a construit sa distillerie sous des blocs de granit que la nature a accumulés sans finalité et qui forment une tour ; les hommes ont su faire usage de cet emplacement de hasard.

Georg Wilhelm Friedrich Hegel, « jeudi 28 juillet 1796 », Journal d’un voyage dans les Alpes bernoises, Jérôme Millon, pp. 73-74.

David Farreny, 12 janv. 2011
sinon

À quoi servent les journées ?

À être le séjour de notre vie.

Elles viennent, elles nous réveillent

Tant et tant de fois.

Il faudra que du bonheur s’y loge.

Où vivre, sinon dans les journées ?

Philip Larkin, « Journées », Où vivre, sinon ?, La Différence, p. 85.

David Farreny, 12 fév. 2011
axiome

La plongée dans La Ballade du café triste me rappelle un peu ces débuts d’histoire d’amour qui, quoique tout à fait banals, n’en gardent pas moins leur impact sidérant quand on les vit : premier regard échangé, intuition d’une attirance, énigme d’une reconnaissance muette. Il s’est passé exactement ça avec McCullers, notamment grâce à ce petit axiome qu’elle théorise dans le roman (et que j’attribuais jusqu’alors à Gainsbourg) : en amour, « il y a celui qui aime et celui qui est aimé, et ce sont deux univers différents ». The lover versus the beloved. Nous serons nombreux à tenter fébrilement, tout une vie durant, de contredire cette vérité pourtant maintes fois éprouvée.

Arnaud Cathrine, Nos vies romancées, Stock, p. 23.

Cécile Carret, 4 oct. 2011
malheur

Malheur à qui ne se contredit pas au moins une fois par jour.

Anonyme, « L’Ecclésiaste », La Bible.

David Farreny, 23 fév. 2024
oblige

Tendance à la lecture en diagonale. Donc, qu’est-ce qu’un grand écrivain ? Quelqu’un qui m’oblige à lire ligne à ligne et mot à mot. C’est rare.

Philippe Muray, « 20 septembre 1990 », Ultima necat (III), Les Belles Lettres, p. 379.

David Farreny, 29 fév. 2024
aimer

Mon Dieu, ne me permettez pas de tomber plus bas que je ne suis, au-dessous de moi-même. Laissez-moi dans ma misère ordinaire, qui est d’écrire afin d’aimer, non d’être aimé…

Richard Millet, « 20 février 1997 », Journal (1995-1999), Léo Scheer.

David Farreny, 20 avr. 2024

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