démantelaient

Les repas aussi me démantelaient, que je prenais avec eux.

Henri Thomas, Le précepteur, Gallimard, p. 11.

David Farreny, 20 mars 2002
maisons

Plus que de la laideur, à mon avis, le XXe siècle fut le siècle de la camelote. Et rien n’en témoigne mieux que tous ces pavillons qui éclosent le long de toutes les routes et à l’entrée de toutes les villes, petites ou grandes. Ce ne sont pas des maisons, ce sont des idées de maisons. Elles témoignent pour une civilisation qui ne croit plus à elle-même et qui sait qu’elle va mourir, puisqu’elles sont bâties pour ne pas durer, pour dépérir, au mieux pour être remplacées, comme les hommes et les femmes qui les habitent. Elles n’ont rien de ce que Bachelard pouvait célébrer dans sa poétique de la maison. Elles n’ont pas plus de fondement que de fondation. Rien dans la matière qui les constitue n’est tiré de la terre qui les porte, elles ne sont extraites de rien, elles sont comme posées là, tombées d’un ciel vide, sans accord avec le paysage, sans résonance avec ses tonalités, sans vibration sympathique dans l’air.

Renaud Camus, Du sens, P.O.L., p. 470.

David Farreny, 19 mai 2002
rien

Rester debout n’était plus, pour elle, de ces choses qu’on peut faire sans y songer et dont l’importance ne se révèle qu’à l’instant où elles nous sont irrémédiablement ravies. Le fond, de proche en proche, lorsqu’il est venu, n’est peut-être pas aussi terrible puisqu’on a dépouillé la station debout, la faculté d’aller, celle de comprendre si tant est qu’on ait jamais compris ou qu’il y ait à comprendre. Il reste si peu de choses que tout ce qu’on est encore susceptible de concevoir et de vouloir, c’est de devenir véritablement rien.

Pierre Bergounioux, La maison rose, Gallimard, p. 88.

Élisabeth Mazeron, 15 sept. 2004
modestie

La maman évita soigneusement le centre de Poitiers et, songeant qu’il était dans la constitution sociale et mentale de nos familles d’habiter toujours la plus navrante lisière des villes, je nous revis, quelque six ans plus tôt, parcourir dans cette même voiture les petites rues droites, grises et délabrées, toujours étrangement vides, le long des maisons étroites dénuées de balcons, de volets ou de pensées aux rebords de leurs fenêtres, les rues silencieuses, consternées, des faubourgs de Poitiers, jusqu’à la maison de la maman, avec son crépi gris, abrutie de torpeur et de modestie.

Marie NDiaye, La sorcière, Minuit, p. 103.

David Farreny, 13 mars 2005
besoin

Faut-il en conclure que l’écriture m’est devenue nécessaire ? L’expression de cette pensée m’est pénible : je trouve cela kitsch, convenu, vulgaire ; mais la réalité l’est encore bien davantage. Il doit pourtant y avoir eu des moments, me dis-je, où la vie me suffisait ; la vie, pleine et entière. La vie, normalement, devrait suffire aux vivants. Je ne sais pas ce qui s’est passé, sans doute une déception quelconque, j’ai oublié ; mais je ne trouve pas normal qu’on ait besoin d’écrire. Ni même qu’on ait besoin de lire. Et pourtant.

Michel Houellebecq, « Ciel, terre, soleil », Lanzarote, Flammarion, p. 93.

Élisabeth Mazeron, 4 mars 2008
Parthénope

Oh vite ! les rues au bout les unes des autres, vides, luisantes, fraîches, avec des amoncellements de fleurs, déjà, aux tournants et sous les porches. Surprise ainsi, à cette heure où elle dort encore, Naples n’est plus la ville que connaissent les touristes ; c’est la Parthénope éternelle, celle de l’avenir plutôt que celle du passé, décor permanent pour les scènes de plusieurs siècles ; longues perspectives de façades jaunes, blanches, roses et gris-bleu quadrillées de vert par les volets et les persiennes, de terrasses, de cirques où la lumière est toute seule au centre de sa conquête, de colonnades, de portiques, de statues. Heure vide et comme hors du temps, heure où les palais jouissent en paix de leur ombre, qui tourne lentement à leurs pieds majestueux. Pour la ville, réduite, en cet instant, à sa réalité essentielle, ce jour n’est pas plus le 7 avril 1903 que le 7 avril 1803 ou le 7 avril 2003. Dans un moment ses passants, ses figurants d’un jour, en paraissant dans ses rues et ses places, marqueront la date exacte, l’instant qui est à eux ; mais la ville gardera, au-dessus d’eux, comme un secret, la garantie de durée qu’elle porte dans ses pierres, l’avenir qui est dans son ciment et dans ses pierres, et l’effrayante science de ses ruines futures, peut-être au fond de la mer, ou sous les flots durcis de lave, ou sous ce même ciel…

Valery Larbaud, « Mon plus secret conseil... », Œuvres, Gallimard, pp. 661-662.

Élisabeth Mazeron, 1er avr. 2008
avant

Cependant, objecterez-vous, chacun n’avait-il pas son bagage de souvenirs ? Non. Le passé ne nous était d’aucun secours, d’aucune ressource. Il était devenu irréel, incroyable. Tout ce qui avait été notre existence d’avant s’effilochait. Parler restait la seule évasion, notre délire. De quoi parlions-nous ? De choses matérielles et consommables, ou réalisables. Il fallait écarter tout ce qui éveillait la douleur ou le regret. Nous ne parlions pas d’amour.

Charlotte Delbo, Auschwitz et après (2), Minuit, p. 91.

Cécile Carret, 27 août 2009
rugueux

Le fameux «  je dis toujours ce que je pense  », qui, sous l’une ou l’autre de ses formes et variations («  je suis (trop) franc  », «  sois sincère  », «  sois simple  », «  c’est pourtant la vérité  », «  la seule chose qui compte pour moi, c’est la sincérité  », «  j’ai un gros défaut, il faut toujours que je dise ce que je pense  », etc.), constitue comme on sait le stéréotype des stéréotypes de la société petite-bourgeoise, la nôtre, et l’un des principaux instruments de sa barbarie quotidienne, eh bien, le piquant, c’est que la masse des gens qui en font usage, et Dieu sait qu’ils sont légion, ne s’en targuent pas seulement, chacun, comme d’un trait psychologique personnel, éminemment sympathique, il va sans dire, malgré l’éventuelle rudesse qu’il peut impliquer à première vue, à première ouïe, dans les rapports sociaux ; non, cette franchise et cette sincérité constamment autoproclamées, qui jour après jour, parmi nous, servent de nobles drapeaux à tant de brutalité, de vanité subreptice et de méchanceté pure, elles ne sont pas données uniquement, par ceux qui s’en drapent, comme le fond de leur âme et comme l’essentielle vérité de leur nature. Non, non, non, c’est plus drôle, c’est plus grave, c’est plus bête. S’ils disent : «  Moi j’dis tout haut c’que tout l’monde pense tout bas  », ils veulent que vous voyiez dans cette phrase, outre la preuve d’une noble qualité de leur caractère, une véritable fleur de civilisation, qui par chance aurait choisi d’éclore en eux, ou que leur intelligence, leur vertu, leurs réflexions morales, qui sait, leur auraient permis de cueillir pour s’en orner plus ou moins discrètement le revers. Et de fait, il semblerait fort, dans la plupart des cas, que la civilisation, l’intelligence, comme la morale et la culture, la générosité même, ce n’est pas exclu, la droiture, se réduisent bel et bien en eux, plus encore que ne l’impliquent leurs propos, à cet embarrassant ornement de boutonnière, dont ils sont si fiers : ils sont «  sincères  », et tout est dit, tout peut se dire, ils n’ont pas besoin d’autres principes pour faire honorable figure dans le monde…

La civilisation petite-bourgeoise, en effet, marquée par l’effondrement de la perception littéraire de l’univers sensible, ne connaît plus que des signes simples, au mieux bifrons, ordonnancés selon les seuls critères rugueux et plutôt pauvrets du mensonge et de la vérité. La littérature, c’est le relief du sens. Une société dans laquelle elle a cessé de servir d’école à sa gestion comme à son appréhension ne perçoit plus de significations qu’unidimensionnelles, mises en à-plat. Elle subit une simplification radicale, assez semblable à celle dont serait affligée la peinture, par exemple, si elle devait oublier toute son histoire pour revenir en amont de la perspective.

Renaud Camus, « Les sincères enchantés », Esthétique de la solitude, P.O.L., pp. 96-97.

David Farreny, 3 sept. 2009
aveu

Eh bien, cette propension à l’aveu que je manifeste de temps à autre vient, me semble-t-il, de deux sources bien différentes. La première étant, comme j’ai dit, la certitude bien ancrée qu’aucun aveu ne change quoi que ce soit à sa propre personnalité, ne guérit ni n’aggrave ses éventuelles failles, la certitude anti-psychanalytique en somme — une des seules peut-être qui ne m’aient jamais quitté, avec celle de l’inexistence de Dieu. La seconde étant une extraordinaire surestimation de moi-même dont il m’arrive de temps à autre d’être victime, et qui m’amène à penser qu’aucun aveu ne pourra épuiser l’indéfinie richesse de ma personnalité, qu’on pourrait puiser sans fin dans l’océan de mes possibles — et que si quelqu’un croit me connaître, c’est simplement qu’il manque d’informations.

Je me sens parfois comme Nietzsche jugeant bon, dans Ecce homo, de livrer à l’impression le détail de ses habitudes alimentaires, comme son goût pour le « cacao fortement dégraissé », persuadé qu’il était que rien de ce qui le concernait ne pouvait être absolument sans intérêt (et le pire est que ce sont des pages qu’on lit, en effet, avec un certain plaisir ; des pages qui, peut-être, survivront à Ainsi parlait Zarathoustra).

Michel Houellebecq, Ennemis publics, Flammarion-Grasset, pp. 47-48.

David Farreny, 18 sept. 2009
absence

Ossip Ossipovitch Apraxin / De la petite noblesse du Gouvernement de Toula, / Vous en souvenez-vous, abonnés du théâtre Michel et du Cirque, / Promeneurs de la promenade des Harengs, rue grande Morskaïa, le dimanche ? Peut-être est-ce le dimanche qui fait passage. Où êtes-vous, promeneurs de la promenade des Harengs, et dans quelle cendre valsez-vous ? Pourquoi n’ai-je pas marché parmi vous ? Pourquoi le jour se lève-t-il sans moi sur Valparaiso, sur la place de Raguse, sur Fialta et sur le printemps à Fialta, et se couche-t-il sur la baie de Vigo sans une pensée pour moi ? « Il y eut du bonheur sans moi, aux rives de Coppet » (vérif.). L’absence est le mode le plus répandu de notre rapport au monde.

Renaud Camus, « dimanche 31 mai 1987 », Vigiles. Journal 1987, P.O.L., p. 243.

David Farreny, 5 nov. 2010
cent

En vérité, c’est une chose peu commune, qu’une forêt de trente lieues de longueur, dont les arbres plantés sur une glace couleur de céladon s’élèvent orgueilleusement jusques aux nues, et conservent malgré la rigueur des hivers leur première verdure. Cette forêt de toutes parts est fermée de roches et de montagnes, qui n’ont rien d’affreux que le nom, chargées de neiges jusqu’à la cime, et de pins, qui dans la diversité de leurs couleurs font le plus doux mélange du monde. Du flanc de ces rochers vous voyez des torrents que la nature a glacés, et tient en l’air suspendus, pour s’être voulu précipiter sans son aveu. Ô la belle chose ! Une forêt se voit en cent endroits ; cent roches se voient sur un torrent ; cent torrents, cent roches et cent montagnes se mirent dans une glace ; et toutes, par une réflexion continuelle des unes aux autres, font voir un paysage et des perspectives, dont la beauté et la naïveté surpassent nos idées.

Antoine François Payen, « Le voyage de Suède », Les voyages de Monsieur Payen dédiés à Monseigneur de Lionne, Étienne Loyson.

David Farreny, 21 avr. 2013
pleine

Et sans nous lasser, dans nos rêves enfiévrés de désir, nous reprenons la quête tâtonnante, explorant de ce passé chaque détail, chaque pli. Et le sentiment nous vient alors que nous n’avons pas eu notre pleine mesure de vie et d’amour, mais ce que nous laissâmes échapper, nul repentir ne peut nous le rendre.

Ernst Jünger, Sur les falaises de marbre, Gallimard, p. 9.

Cécile Carret, 27 août 2013
habitacle

L’habitacle roule vers le Nord, les amples et veloutés nuages dont la frange supérieure réalise la lumière roulent vers le Sud. Par mon seul regard souverain qui ne peut rien posséder mais qui peut tout recevoir, je jouis de la douceur solide de l’habitacle et de la légèreté lumineuse des nuages. Ces deux couvertures me protègent de tout excès de dépense pendant que je traverse les nobles provinces.

Jean-Pierre Vidal, « Quelques heures de silence », «  Théodore Balmoral  » n° 71, printemps-été 2013, p. 109.

David Farreny, 30 juin 2014

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