polyèdres

C’est son défaut d’accommodation à cette constante double valence de toutes notions et c’est son entêtement à éliminer les envers qui mettent la pensée de l’occidental en même situation qu’une géométrie plane en regard des polyèdres.

Jean Dubuffet, Asphyxiante culture, Minuit, p. 45.

David Farreny, 14 avr. 2002
signe

Elle repose, sa grande langue, soigneusement enclose en sa bouche aux lèvres imperceptiblement entrouvertes, sa grande et désirable langue bien cachée.

Ils sont cinq autour.

Dès qu’elle ouvrira la bouche, eux aussitôt, la maintenant ouverte, fonceront à la recherche de la langue, facile exploration en cette tiède et menue demeure où il n’y a qu’elle.

La grande fatiguée repose et, des heures durant, tant qu’elle peut résiste à l’envie de boire, de bâiller, de soupirer, se doutant bien à voir leur mine allumée de ce que l’avenir a mis en chantier pour elle, pour elle si lasse.

Sans même cette fatigue, qui, contre cinq se relayant, se distrayant les uns les autres, pourrait tenir et se surveiller continuellement ?

Tôt ou tard elle s’oublie… et entrouvre la bouche… Malheur ! Malheur, signe de bonheurs ! Eux aussitôt de se précipiter, de maintenir ouvert le traître orifice derrière lequel la succulente langue n’ira pas loin.

Où donc se retirerait-elle ? Ils l’ont. Ils l’ont saisie. Ils la tiennent, la mordent, la grignotent.

L’horrible repas a commencé.

Ils sont cinq. Je suis l’un d’eux.

Henri Michaux, « Face aux verrous », Œuvres complètes (2), Gallimard, pp. 475-476.

David Farreny, 30 juin 2002
cavités

Il se trouve dans mon corps des cavités, une à l’épaule, une au-dessus de l’aine, qui bourgeonnent et se referment sans me causer de trouble ; je n’ai plus besoin aujourd’hui de tailler les barbes qui bordent chacun de ces orifices, sans doute parce que je n’ai plus l’occasion d’exposer ma nudité. Cavités profondes comme le majeur, le mien pour ne pas le nommer, elles ont leurs meilleures heures quand je vais à la mer ; ô combien cet élément leur est familier ! Je les sens s’ouvrir et se rincer quand je me baigne, au travers de la combinaison de plongée dont je suis revêtu. Si d’aventure je descends et atteins les premiers hauts-fonds, elles demandent à être appuyées sur les coraux, ainsi qu’à tous les angles que la roche sous-marine a édifiés. Un jour viendra où, abouchées à des branchages coralliens, des mâts de carbone, elles ne voudront plus me laisser reprendre ma respiration.

François Rosset, Froideur, Michalon, p. 129.

David Farreny, 15 nov. 2002
assonances

Ces exercices deviennent vite verbaux, fondés sur un art du calembour qui prend la place de la réflexion ; les assonances entre les termes, les homophonies et les ambiguïtés fournissant progressivement la matière de ces coups de théâtre spéculatifs à l’ingéniosité desquels se reconnaissent les bons travaux philosophiques.

Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Plon, p. 53.

David Farreny, 29 nov. 2003
fichiers

Le livre est un intermédiaire vieilli entre deux systèmes différents de fichiers.

Walter Benjamin, Sens unique, Maurice Nadeau.

David Farreny, 4 avr. 2007
cour

Tu es la cave fermée

au sol de terre battue,

où l’enfant est entré

une fois, les pieds nus,

et sans cesse il y pense.

Tu es la chambre sombre

qu’on évoque sans cesse,

comme l’ancienne cour

où l’aube se levait.

Cesare Pavese, La mort viendra et elle aura tes yeux, Gallimard, pp. 194-195.

David Farreny, 2 sept. 2008
rien

Quoique je ne fusse pas absolument convaincu, je me pliai à la suggestion de Kontcharski de laisser là la chaise, et nous nous en fûmes, la pensée me venant que notre voyage, pour s’effectuer sur l’eau, ne devait pas moins, à des fins de distraction, se dérouler à pied, d’un pont à un autre, et jusque dans les coins et recoins du navire, dont nous commençâmes à découvrir la cafétéria, donc, avec son bar et ses plateaux, ses tables entièrement occupées par des gens qui ne consommaient rien et qui, par les vitres ensalées, ne regardaient rien, ces gens, par conséquent, leur étalement dans un espace qu’ils se contentaient d’investir sans y rien regarder non plus, pas même leurs semblables, le relâchement de leur posture, leur indifférence à tout ce qui n’était pas le confort, illusoire, dont ils s’acharnaient à jouir jusqu’au bout, devenant pour nous un sujet d’affliction puis d’échange, c’est éprouvant, même, estima Marc, vous ne trouvez pas ? Et ils ont des enfants, enchaîna Kontcharski.

Christian Oster, Trois hommes seuls, Minuit, p. 89.

Cécile Carret, 21 sept. 2008
goût

Un goût vraiment à soi : mais c’est précisément ce qu’il y a de plus rare. Nous dirions en termes bathmologiques que le goût véritablement personnel implique un dépassement de son dépassement : il a considéré son contraire, ou son complémentaire, il l’a même investi, ne serait-ce qu’un moment, puis il en est revenu. […] Ne se montrent pleinement révélateurs, encore une fois, que les itinéraires. Ils ne sont en général que trop évidents. Mais les plus beaux demeurent mystérieux, quoique nullement indicibles, moins capricieux que nerveux, silencieux davantage que secrets, et presque toujours solitaires…

En faire la remarque, cependant, ce n’est pas tomber dans l’éloge d’un autodidactisme quelconque, serait-ce celui du goût. L’autodidacte, à vrai dire, est plus menacé que personne, au contraire, par l’emprise du stéréotype, dont il ne peut se défendre parce qu’il n’a pas les moyens de le reconnaître pour ce qu’il est. Suivre les chemins non frayés ne peut s’apprendre seul. La solitude, comme l’innocence ou le naturel, est une longue conquête, qui ne saurait s’entreprendre en solitaire.

Renaud Camus, « La période rose », Esthétique de la solitude, P.O.L., pp. 92-93.

David Farreny, 26 août 2009
butée

Mandex saisit l’échantillon (était-ce un échantillon ?), le balança dans le coffre, claqua la porte, se ravisa, la rouvrit doucement dans l’espoir de prendre le bidule sur le fait, en défaut. Un rai de lumière s’insinua, tombant sur des petites collines mouvementées qui, peu à peu, ondulèrent puis s’étendirent mollement sur leur aire maximale comme un gaz plat, et s’affala sur le sol, rendit, en retard, son fameux chtkk, ou chploc, un son sec de chose pressée de se taire, sans o dans le floc, un son de consonnes, chplk ou simplement k, une façon butée de signifier qu’elle n’avait aucun rapport avec les choses qu’elle cognait, ou un refus de transmettre. Mais peut-être évoluait-elle dans l’ultrason, ou l’infra.

— Faudrait un chien, alloua Pétapernal.

Alain Sevestre, Les tristes, Gallimard, p. 110.

Cécile Carret, 10 déc. 2009
beauté

(Qu’est-ce que ce besoin que nous avons de beauté ? Un caractère acquis, un réflexe conditionné, une convention linguistique ? Et la beauté physique, en soi, qu’est-ce ? Un signe, un privilège, un don irrationnel du sort, comme – ici – la laideur, la difformité, la déficience ? Ou bien un modèle sans cesse changeant que nous forgeons, plus historique que naturel, une projection de nos valeurs et notre culture ?)

Italo Calvino, La journée d’un scrutateur, Seuil, p. 33.

Cécile Carret, 8 janv. 2012
avance

« Toute grande passion débouche sur l’infini », écrit quelque part Michel Houellebecq. C’est ce que je ressens le plus souvent en écoutant Jean-Sébastien Bach. Il y a tant de passion (à tous les sens de ce terme) dans sa musique, mais c’est une passion délivrée de l’hystérie et de la vanité ! Le contrepoint, porté à cette hauteur, avec cette exigence, c’est une irrésistible avancée dans la connaissance. Chacune des voix de la fugue semble nous dire : avance, avance encore, avance toujours, et tu sauras. Les voix d’une fugue sont autant des voix qui parlent que des voix qui écoutent, qui écoutent jusqu’à l’infini. Les mains se meuvent à peine, il n’y a aucune de ces extravagances de la musique romantique, pas de virtuosité au sens d’acrobatie, de saut, de déplacement, les bras restent sagement près du corps, le son provient d’une corde à peine frappée, les notes durent exactement ce qu’il faut, le piano se fait chanteur, ou plutôt souffles, il énonce, pas à pas, note après note, et il s’efface autant qu’il peut devant la nécessité et la continuité du chant, il tient la « corde de récitation ». Ça crée de l’harmonie, des harmonies ? Elle est presque superfétatoire, elles sont presque de trop.

Jérôme Vallet, « À l'aube », Georges de la Fuly. 🔗

David Farreny, 19 mars 2024

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